Apologie du christianisme écrite en l'an 197 après J.-C.
Son auteur, Quintus Septimius Florens Tertullianus, naquit à Carthage vers l'an 160 après J.-C. Il était fils d'un centurion proconsulaire, c'est-à-dire que son père commandait la garde militaire du gouverneur d'Afrique. Les écoles de Carthage étaient alors florissantes et Tertullien y reçut une forte éducation littéraire. Il étudia à fond les poètes grecs et latins, les philosophes et les historiens. Il s'adonna particulièrement au droit romain et devint peut-être avocat ou rhéteur. On a supposé que les fragments empruntés par le Digeste à un jurisconsulte nommé Tertullianus sont de lui, mais on n'a pu le prouver. Si saint Jérôme et saint Vincent de Lérins, qui étaient mieux placés que nous pour en juger, parce qu'ils avaient sous les yeux toute la littérature antique, ne vantaient pas son érudition immense, il nous suffirait de lire ses ouvrages pour la constater.
Tertullien resta païen jusqu'à l'âge mûr et il avoue que sa jeunesse ne fut pas exempte de désordres. Nature ardente et fougueuse, il se plaisait aux spectacles grossiers et barbares de la scène, du cirque et de l'amphithéâtre. Païen passionné, il se moquait du christianisme, dont les adeptes s'étaient rapidement multipliés en Afrique. Après avoir ri des chrétiens qu'il voyait livrés au supplice, il fut frappé de leur héroïque constance ; il comprit que plus on les persécutait, plus leur nombre augmentait : Semen est sanguis christianorum ! (ch. L). Quand il se mit à regarder de plus près la religion nouvelle, il y trouva une conception de la vie, qui dut séduire son âme noble et généreuse : « J'étais aveugle, dira-t-il plus tard, sans la lumière de Dieu, n'ayant pour guide que la nature » (De poenitentia, 1). Il se convertit quelques années avant l'an 197, car l’Apologétique, qui vit le jour cette année-là, n'est pas l'œuvre d'un nouveau converti. Sa parole éloquente dut le faire remarquer tout de suite dans la communauté de Carthage; il fut élu prêtre et il remplit ces fonctions jusque vers le milieu de sa vie, dit saint Jérôme. Son élection eut lieu vers l'an 200 ; car, en 197, dans sa lettre Aux Martyrs (ch. I) et dans ses deux Apologies, il parle encore en simple fidèle.
Sa renommée fut grande dans toutes les églises jusqu'à l'an 210, dit encore saint Jérôme. En effet, il mit son talent d'écrivain au service de la foi, qu'il défendit contre tous ses ennemis, les païens, les hérétiques et les juifs. Avec une grande audace, il lança deux brochures contre les païens (197), l'une adressée au public (Ad nationes), l'autre aux gouverneurs des provinces (Apologeticum). On ne sait comment il échappa aux persécuteurs. Aux hérétiques qui cherchaient à corrompre la foi chrétienne, il opposait l'argument de la « prescription » qu'il avait déjà touché dans l’Apologétique (ch. XLVII, 10) ; aux Juifs jaloux, il montrait (Ad Judaeos) que toutes les nations sont appelées aux bienfaits de la loi nouvelle. En même temps, le prêtre de Carthage écrivait une série de traités pour l'instruction des fidèles.
Saint Jérôme l'appelle un homme érudit et ardent, « d'une nature âpre et véhémente ». Et en effet il discute avec une impétuosité fougueuse, il manie souvent l'ironie mordante ; c'était un batailleur autoritaire et intransigeant. Et ce fut la cause de sa perte.
La morale rigoureuse des montanistes le séduisit ; il passa au montanisme. Après avoir défendu l'Église, il se tourna contre elle, parce qu'il la trouvait trop indulgente, trop conciliatrice. Il était de ceux qui vont toujours jusqu'au bout de leurs idées. La rupture devint définitive en 213, dit saint Jérôme, et désormais aucun de ses nombreux écrits (il en reste 31) n'est exempt d'erreurs. Le dernier de ses ouvrages paraît avoir été le De Poenitentia, écrit pour railler l'indulgence du pape Calliste (217-222) dans son édit sur la pénitence. Saint Augustin rapporte que Tertullien finit par se brouiller avec les montanistes et qu'il fonda la secte des tertullianistes. Saint Jérôme nous apprend qu'il vécut jusqu'à un âge très avancé (usque ad decrepitam aetatem).
PLAN DE L'APOLOGÉTIQUE
________
I. Introduction (ch. I à III).
Les trois premiers chapitres forment l'introduction, la
préface, comme dit Tertullien (IV, 1 : quasi praefatus
haec).
Après avoir dit qu'il prend la plume, parce qu'on ne permet
pas aux chrétiens de parler en public pour se défendre
(I, 1), il montre l'iniquité du traitement dont les
chrétiens sont l'objet devant le tribunal du gouverneur
1° Il est inique de condamner une cause sans l'instruire, de
haïr ce qu'on ignore, ce qu'on veut ignorer (I, 2-3).
2° Il est à la fois inique et absurde de poursuivre le
seul nom de « chrétien », sans dire et sans
rechercher ce que ce nom contient de criminel (II-III).
II. Division (IV, 1-2).
Tertullien réfutera les accusations qui ont rapport:
1° à la vie cachée des chrétiens (in
occulto), 2° à leur vie publique (palam).
Ils ne sont pas :
1° scelesti: crimes secrets (VII-IX);
2° vani : crime de sacrilège (X-XXVIII);
3° damnandi : crime de lèse-majesté,
hostilité contre l'Empire et la société (XXIX-XLV);
4° inridendi: la morale et les croyances
chrétiennes (XLVI-L).
III. Prémunition (IV, 3 à VI).
Avant d'aborder son sujet, Tertullien veut prévenir une
objection (3). On oppose aux chrétiens l'autorité de
la loi, qui défend la religion chrétienne et qui
dit nettement Non licet esse vos! (4). S'il existe une loi
injuste portée contre les chrétiens, il faut l'abroger,
car l'équité seule rend les lois respectables. Les
Romains ont abrogé beaucoup d'autres lois, qu'ils ont fini par
trouver iniques (IV, 5-10); la législation contre les
chrétiens n'est pas seulement inique, mais absurde (11-fin).
Ce qui prouve que ces lois sont injustes, c'est qu'elles n'ont jamais
été exécutées que par les mauvais
empereurs (V). D'ailleurs, les Romains eux-mêmes ont
renoncé à beaucoup de leurs anciennes institutions
(VI).
Sur la législation romaine d'après les chapitres
IV-VI, |px voy. C.
Callewaert, Revue d'histoire ecclésiastique, t. II
(1901), p. 777-80.
Transition et Division : Nunc enim ad illam occultorum
facinorum infamiam respondebo, ut viam mihi ad manifestiora
purgem (VI, 11).
Première partie (VII-IX). Crimes secrets reprochés aux
chrétiens.
On leur reproche : 1° des infanticides; 2° des incestes
après leurs banquets.
Réfutation générale (VII). On le dit,
mais on ne le prouve pas (1-2); les chrétiens n'ont jamais
été pris sur le fait (3-5). Où seraient les
dénonciateurs (6-7)? Ce n'est qu'un bruit mensonger
(8-13).
Réfutation particulière (VIII-IX).1° Ces
accusations monstrueuses sont invraisemblables: appel à la
nature (VIII). 2° Accusation rétorquée (IX, 3-18)
: ce sont les païens qui commettent ces crimes. Les
chrétiens s'en préservent par une vie pure (19-20).
Deuxième partie. Actes publics des chrétiens.
Deux actes sont reprochés aux chrétiens: 1°
deos non colitis, 2° pro imperatoribus sacrificia non
penditis. C'est, en d'autres termes, le crime de sacrilège
(sacrilegii rei) et celui de lèse-majesté
(majestatis rei).
I. Le sacrilège (X-XXVIII, 1-2).
A. DEOS NON COLITIS. Nous ne commettons pas de sacrilège en
n'adorant pas vos dieux, parce que ce ne sont pas des dieux
(X, 1-2). Tertullien s'attaque au principe même du
polythéisme.
1. Les dieux sont des hommes divinisés (X et XI).
Appel à la conscience des païens et à leur
érudition.
a) Démonstration historique concernant
Saturne, le plus ancien des dieux (X, 5-11).
b) Argumentation logique. Qui les aurait faits dieux? Sans
doute, un dieu suprême (XI, 1-3). Mais ce dieu n'avait aucune
raison de s'adjoindre des dieux inférieurs: 1° avant eux,
ce dieu suprême gouvernait l'univers (4-6); 2° ils n'ont
rien inventé d'utile aux hommes (7-9); 3° ils
n'ont pas mérité par leur vie de devenir dieux, mais
plutôt |pxi
d'être punis pour leurs crimes (10-14); 4° il y a
une foule d'hommes qui l'auraient mieux mérité
(15-16).
2. Comment sont fabriquées les statues et les images des
dieux : ce ne sont pas là des dieux et l'on ne peut par
conséquent les offenser (XII).
3. Comment les dieux sont traités par les païens
eux-mêmes (XIII et XIV, 1).
4. Comment les poètes et les philosophes ont traité
les dieux (XIV, 2-15).
B. LE CULTE DES CHRÉTIENS. a) Ce qu'il n'est pas.
Les chrétiens n'adorent pas une tête d'âne, ni
une croix, ni le soleil, ni un dieu hybride (XVI).
b) Ce qu'il est. 1. Le Dieu unique (XVII),
révélé par les Ecritures (XVIII), qui sont plus
anciennes que tous les livres des païens (X1 X), et dont
l'autorité est établie, en outre, par les
prophéties déjà réalisées
(XX).
2. Nature, naissance, vie et miracles, passion,
résurrection et ascension du Christ. Mission des apôtres
(XXI).
3. Démonologie : existence et opérations des
démons. Identité des dieux et des démons
(XXII-XXIII).
C. LA LIBERTÉ RELIGIEUSE (XXIV). 1. Les dieux païens
n'étant pas des dieux, les chrétiens ne se rendent pas
coupables de sacrilège en refusant de les adorer; au
contraire, les païens sont coupables d'impiété,
eux qui refusent d'adorer le vrai Dieu (1-2).
2. Même si Dieu avait à son service des dieux
inférieurs, c'est encore au Dieu suprême que
reviendraient les suprêmes honneurs (3-5).
3. Mais qu'on laisse chacun libre d'adorer qui il veut supprimera
liberté religieuse, voilà le vrai crime
d'irréligion (6).
4. Cette liberté est accordée à tous (7-8),
excepté aux chrétiens, à qui on refuse le
droit commun (9-10).
D. L'ARGUMENT POLITIQUE : Ce ne sont pas les dieux qui ont fait la
grandeur de Rome (XXV-XXVI).
Ce ne sont pas les dieux étrangers, évidemment
(3-9), ni les dieux romains (7-9) qui donnent l'Empire. De qui
l'auraient-ils reçu eux-mêmes? (10-11). Ils sont venus
après l'accroissement de la puissance romaine (12-13). Enfin,
ce n'est pas par leur pieté, mais par leur
impiété que les Romains sont devenus grands
(14-17).
Qui donc a donné le pouvoir successivement à tous
les peuples, finalement aux Romains? C'est le seul vrai Dieu, de qui
relèvent tous les empires (XXVI).
Conclusiongénérale des ch.
X-XXVI : Puisque les dieux n'existent pas, les chrétiens ne se
rendent pas coupables de sacrilège en leur refusant des
honneurs qui ne vont qu'aux démons (XXVII, 1).
|pxii
E. RÉFUTATION D'UNE OBJECTION. « Sacrifiez aux dieux,
dit-on aux chrétiens, pour vous sauver et puis pensez
ce que vous voulez » (XXVII-XXVIII,1-2).
1. Ce serait une trahison de notre foi, dit Tertullien, et c'est
ce que le démon attend. Mourir pour notre foi, c'est le plus
beau triomphe que nous puissions remporter sur l'esprit du mal
(XXVII).
2. La religion est affaire de bonne volonté et n'admet pas
la contrainte. Nouvelle revendication de la liberté religieuse
(XXV1I1, 1-2).
II. Lèse-majesté (XXVIII, 3, à
XLV).
Ce crime est plus grand aux yeux des Romains que le
sacrilège : pour eux, la majesté Impériale est
plus auguste que celle des dieux, parce qu'elle est plus redoutable
(XXVIII, 3-4).
A. - Attitude des chrétiens envers
l'empereur.
l° Les dieux ne peuvent rien pour l'empereur et ce n'est pas
manquer à celui-ci que de ne pas sacrifier pour lui à
des dieux impuissants (XXIX).
2° Les chrétiens invoquent, en faveur de l'empereur,
le vrai Dieu, qui est tout-puissant (XXX); les Ecritures leur en
font un devoir (XXXI).
3° Les chrétiens ne peuvent jurer par le
génie de l'empereur, car le génie est un
démon, mais ils peuvent jurer par le salut de
l'empereur (XXVII).
4° Les chrétiens ne peuvent regarder l'empereur comme
un dieu, mais ils lui donnent le premier rang après Dieu et
ils respectent en lui le souverain choisi par Dieu (XXXIII).
5° Les chrétiens ne peuvent appeler l'empereur ni
« seigneur et maître », ni «dieu » : ces
appellations appartiennent à Dieu seul (XXXIV).
B. - Les chrétiens et l'État.
l° On ne peut pas accuser les chrétiens d'être
les « ennemis de l'Etat », sous prétexte qu'ils ne
prennent aucune part publique aux fêtes impériales
(XXXV).
a) Ces fêtes sont une occasion de scandales (1-4).
b) Pour beaucoup, c'est une cérémonie hypocrite : au
milieu de l'enthousiasme populaire, ils désirent ou trament la
mort de l'empereur (5-13).
|pxiii
2° Les chrétiens veulent du bien à l'empereur
comme à tous les hommes : c'est un devoir pour eux
(XXXVI).
3° Malgré leur grand nombre, les chrétiens ne
songent pas à se venger des persécutions qu'ils
subissent (XXXVII, 1-4). Et cependant il leur serait si facile de se
venger, soit par une révolte ouverte (4-5), soit par une
sécession, qui serait désastreuse pour l'Empire
(5-9).
4° Les chrétiens ne troublent pas l'Etat, parce qu'ils
ne briguent pas les honneurs (XXXVIII, l-3). S'ils s'abstiennent des
spectacles, c'est que ceux-ci font partie du culte païen : qu'on
les laisse libres de chercher leur plaisir où ils veulent
(4-5). Ici encore, il revendique le droit commun.
5° Les communautés chrétiennes sont
inoffensives (XXXIX). Tertullien trace un admirable tableau de la vie
des associations chrétiennes.
6° Les chrétiens ne sont pas la cause des
calamités publiques (XLV). Au contraire, ce sont les
païens qui les attirent sur l'Empire, en méprisant le
vrai Dieu. Pourquoi ces calamités frappent les
chrétiens comme les païens (XLVI).
7° Les chrétiens ne sont pas des membres inutiles
de la société.
a) Ilss'occupent des affaires humaines, en
tant qu'elles ne sont pas contraires à la religion et à
la morale (XLII). b) Ils ne sont inutiles qu'aux gens qui font un commerce
infâme ou criminel (XLVIII). c) Il n'y a pas de chrétiens dans les prisons
(XLIV). d) Les chrétiens seuls s'abstiennent du mal. Pourquoi? (XLV).
Conclusion : Ergo nos soli innocentes! Les
chrétiens, ces prétendus « ennemis publics »,
sont au fond les meilleurs citoyens, les plus fidèles sujets
de l'empereur.
III. Les croyances des chrétiens (XLVIII-L).
Transition : Constitimus, ut opinor, adversus omnium criminum
intentationem...; ostendimus totum statum nostrum.
La défense entreprise par Tertullien est finie; il a
réfuté toutes les accusations portées contre
les. chrétiens. C'était le but de cette apologie
(απολογία,
défense). Mais l'habile avocat a su faire entrer dans son
plaidoyer une démonstration assez complète de la
doctrine chrétienne (totum statum nostrum). C'est la
partie dogmatique, qui est fondue dans la thèse
juridique, car elle vient à l'appui de cette
thèse. Tertullien n'a pas seulement voulu montrer que les
chrétiens ne doivent pas être poursuivis pour des
|pxiv crimes qu'ils ne
commettent pas (apologie et thèse juridique); il a voulu
faire voir aussi que le christianisme est la vérité (veritas
nostra, XLVI, 2), et c'est sur la religion des
chrétiens qu'il veut maintenant ajouter quelques
éclaircissements dans cette troisième partie. P.
Monceaux, 1, Histoire littéraire de l'Afrique
chrétienne, p. 236-244.
A) LE CHRISTIANISME ET LA PHILOSOPHIE (XLVI-XLVI).
1) Le christianisme n'est pas une philosophie entre autres : c'est
une affaire divine (XLVI. 2).
La doctrine des chrétiens comparée à celle
des philosophes:
a) On traite les philosophes autrement que les
chrétiens : pourquoi? (3-6).
b) Les chrétiens seuls et jusqu'au moindre d'entre
eux connaissent la vérité complète. Exemples
(7-9).
c) Parallèle moral (10-16).
d) Réponse à une objection (17-18).
2) Les vérités connues des philosophes et des
poètes ont été puisées dans
l'écriture, qui leur est antérieure et qu'ils ont
souvent défigurée (XLVI, 1-8).
Les hérétiques ont défiguré de
même 1e Nouveau Testament en mêlant à la
vérité les théories des philosophes (9-10).
Les démons ont inspiré aux poètes et aux
philosophes des fables qui ressemblent aux dogmes chrétiens,
pour empêcher de croire ceux-ci. Exemples (11-14).
B) LA RÉSURRECTION DES CORPS ET LA VIE FUTURE. Preuves de
cette croyance (XLVIII).
Elle est salutaire, car elle rend les hommes meilleurs et par
conséquent elle n'est pas absurde. Elle est, en tout cas,
inoffensive et il est injuste de la persécuter (XLIX).
LE MARTYRE CHRÉTIEN (L). Conclusion. - Le martyre
c'est la victoire, parce qu'il conduit au but (1-2).
Héroïsme des martyrs chrétiens : ils meurent
pour Dieu, comme tant de héros païens sont morts pour
leur patrie : de là vient leur énergie, et non pas du
désespoir ni du fanatisme (3-11).
Double effet du martyre: 1° il produit des conversions
Semen est sanguis Christianorum (12-15); 2° il vaut au
chrétien le pardon et la grâce de Dieu. C'est pourquoi
le martyr remercie ses juges (16).
« Sur ce cri de triomphe se termine l'Apologétique.
Ce plaidoyer, qui avait tourné vite au
réquisitoire, puis au pamphlet, s'achève par un
défi. On dirait que Tertullien, désespérant de
convaincre la justice humaine, a voulu d'avance en appeler à
la justice divine. » P. Monceaux, 1, p. 243-4.
|p15
L'APOLOGÉTIQUE
DE
TERTULLIEN
______________
CHAPITRE PREMIER
1. Magistrats de l'Empire romain, qui présidez, pour rendre
la justice, dans un lieu découvert et éminent, presque
au sommet même de la cité, s'il ne vous est pas permis
d'examiner devant tout le monde et de peser sous les yeux de tous la
cause des chrétiens pour la tirer au clair; si, dans cette
espèce seule, votre autorité craint ou rougit
d'informer en public, avec une attentive justice; si enfin, comme il
est arrivé naguère, la haine pour notre secte, trop
occupée des jugements domestiques, ferme la bouche à la
défense, qu'il soit du moins permis à la
vérité de parvenir à vos oreilles,
silencieusement, par la voie secrète d'un plaidoyer
écrit.
2. La vérité ne demande point grâce pour elle,
parce qu'aussi bien elle ne s'étonne pas de sa condition. Elle
sait qu'elle vit dans ce monde en étrangère; que, parmi
des étrangers, elle trouve facilement des ennemis, que
d'ailleurs c'est dans les cieux qu'elle a sa famille, sa demeure, son
espérance, son crédit et sa gloire. En attendant, elle
n'a qu'un désir, c'est de ne pas être condamnée
sans être connue. - 3. Qu'ont ici à perdre vos lois, qui
commandent souverainement dans leur propre empire, si la
vérité était étendue? Est-ce que par
hasard leur puissance éclatera mieux, si elles condamnent la
vérité, même sans l'entendre? Mais, si elles la
condamnent sans l'entendre, outre l'odieux de
|p16 l'iniquité, ne
s'attireront-elles pas le soupçon d'une
arrière-pensée, en refusant d'entendre une chose
qu'elles ne pourraient plus condamner après l'avoir
entendue?
4. Voici donc le premier grief que nous formulons devant vous :
l'iniquité de la haine que vous avez du nom de
chrétien. Le motif qui parait excuser cette iniquité
est précisément celui qui l'aggrave et qui la prouve,
à savoir votre ignorance. Car quoi de plus inique que de
haïr une chose qu'on ignore, même si la chose
mérite la haine? En effet, elle ne mérite votre haine
que si vous savez si elle la mérite. - 5. Si la connaissance
de sa valeur réelle fait défaut, comment prouver que la
haine est juste? Cette justice, en effet, ne peut se prouver par le
fait seul, mais par la connaissance que nous en avons. Puisque donc
les hommes haïssent parce qu'ils ne connaissent pas l'objet de
leur haine, pourquoi cet objet ne serait-il pas tel qu'ils ne doivent
pas le haïr? Par conséquent, nous confondons à la
fois leur haine et leur ignorance, l'une par l'autre : ils restent
dans l'ignorance, parce qu'ils haïssent, et ils haïssent
injustement, parce qu'ils ignorent.
6. La preuve de leur ignorance, qui condamne leur iniquité
précisément en lui servant d'excuse, est fournie par ce
fait que tous ceux qui jusqu'ici haïssaient parce qu'ils
ignoraient, cessent de haïr aussitôt qu'ils cessent
d'ignorer. Ceux-là deviennent chrétiens, et ils le
deviennent assurément en connaissance de cause; et alors ils
commencent à haïr ce qu'ils étaient et à
professer ce qu'ils haïssaient, et ils sont aussi nombreux que
vous voyez que nous sommes. - 7. L'État, s'écrie-t-on, est
assiégé; jusque dans les campagnes, dans les bourgs
fortifiés, dans les îles, il n'y a que des
chrétiens; des personnes de tout sexe, de tout âge, de
toute condition, de tout rang même, passent au nom
chrétien, et l'on s'en afflige comme d'un dommage!
|p17
8. Et pourtant, malgré ce fait, ils ne s'avisent pas de
présumer l'existence de quelque bien caché. Il ne leur
est pas permis d'être plus justes dans leurs
soupçons; il ne leur plaît pas de s'assurer de
plus près. En cette occasion seule, la curiosité
humaine est engourdie. Ils aiment à ignorer, alors que
d'autres sont ravis de connaître! Anacharsis blâmait les
illettrés qui se font juges des lettrés : combien plus
aurait-il blâmé ceux qui ne savent pas et qui se font
juges de ceux qui savent! - 9. Ils aiment mieux ne pas
connaître, parce que déjà ils haïssent. Ils
préjugent ainsi que ce qu'ils ne connaissent pas est tel que,
s'ils le connaissaient, ils ne pourraient pas le haïr. En effet,
si l'on ne découvre aucun juste motif de haïr, le mieux
est, à coup sûr, de renoncer â une haine injuste;
si, au contraire, on acquiert la certitude que le juste motif existe,
non seulement la haine ne perd rien de sa force, mais on trouve une
raison de plus pour persévérer,
précisément parce qu'on peut se glorifier d'être
juste. - 10. Mais, dites-vous, on ne peut préjuger qu'une
chose est bonne, de ce qu'elle attire beaucoup d'hommes; que de gens,
en effet, se laissent façonner au mal, que de gens passent au
vice comme des transfuges? - Qui le nie? Mais pourtant ce qui est
vraiment mauvais, ceux-là mêmes que le mal
entraîne n'osent pas le défendre comme bien. La nature a
rempli de crainte ou couvert de honte tout ce qui est mal.
11. Après tout, les méchants cherchent à se
cacher, ils évitent de se montrer; pris sur le fait, ils
tremblent; accusés, ils nient; même si on les met
à la torture, ils n'avouent pas facilement ni toujours;
condamnés sans espoir, ils sont tristes, ils se reprochent en
eux-mêmes leurs actes, ils imputent au destin ou aux astres les
égarements de leur esprit malfaisant. En effet, ils ne veulent
pas être les auteurs du mal, parce qu'ils
|p18reconnaissent que c'est le mal. - 12. Chez un chrétien,
que voit-on de semblable? Aucun chrétien ne rougit, aucun ne
se repent, si ce n'est, naturellement, de ne pas avoir
été chrétien auparavant. S'il est
dénoncé, le chrétien s'en fait gloire; s'il est
accusé, il ne se défend pas; interrogé, il
confesse de lui-même sa foi; condamné, il rend
grâces. - 13. Quel est donc ce mal, qui n'a pas les
caractères naturels du mal, ni crainte, ni honte, ni
faux-fuyants, ni repentir, ni regret? Quel est ce mal, dont
l'accusé se réjouit, dont l'accusation est l'objet de
ses vux et dont le châtiment fait son bonheur? Tu ne peux
appeler folie ce que tu es convaincu d'ignorer.
CHAPITRE II
1. Enfin, s'il est certain que nous sommes de grands criminels,
pourquoi sommes-nous traités autrement par vous-mêmes
que nos pareils, c'est-à-dire que les autres criminels? En
effet, si le crime est le même, le traitement devrait
être aussi le même. - 2. Quand d'autres sont
accusés de tous ces crimes dont on nous accuse, ils peuvent,
et par eux-mêmes et par une bouche mercenaire, prouver leur
innocence; ils ont toute liberté de répondre, de
répliquer, puisqu'il n'est jamais permis de condamner un
accusé sans qu'il se soit défendu, sans qu'il ait
été entendu. - 3. Aux chrétiens seuls, on ne
permet pas de dire ce qui est de nature à les justifier,
à défendre la vérité, à
empêcher le juge d'être injuste; on n'attend qu'une
chose, celle qui est nécessaire à la haine publique :
l'aveu de leur nom et non une enquête sur leur crime. - 4. Au
contraire, si vous faites une enquête sur quelque criminel, il
ne suffit pas, pour prononcer, qu'il s'avoue coupable d'homicide, ou
de sacrilège, ou d'inceste, ou
|p19 d'hostilité envers l'Etat, - pour ne
parler que des inculpations lancées contre nous. Vous
l'interrogez aussi sur les circonstances, la qualité du fait,
le nombre, le lieu, le temps, les témoins, les complices. - 5.
Avec nous, rien de semblable, et pourtant il faudrait
également essayer de nous arracher l'aveu de ces crimes qu'on
nous impute faussement : de combien d'enfants égorgés
chacun a déjà goûté, combien d'incestes il
a commis à la faveur des ténèbres, quels
cuisiniers, quels chiens ont assisté. Quelle gloire pour un
gouverneur, s'il découvrait un chrétien qui aurait
déjà goûté de cent enfants!
6. Au contraire, nous voyons qu'il a même été
défendu d'informer contre nous. En effet, Pline le Jeune,
gouvernant une province, après avoir condamné quelques
chrétiens, après en avoir démonté
quelques-uns, effrayé toutefois de leur grand nombre, consulta
l'empereur Trajan sur ce qu'il devait faire dans la suite. Il lui
exposait que, sauf l'obstination des chrétiens à ne pas
sacrifier, il n'avait pu découvrir, au sujet de leurs
mystères, que des réunions tenues avant le lever du
soleil pour chanter des cantiques en l'honneur du Christ comme en
l'honneur d'un dieu, et pour s'astreindre tous ensemble à une
discipline qui défend l'homicide, l'adultère, la
fraude, la perfidie et les autres crimes. - 7. Alors Trajan lui
répondit que les gens de cette espèce ne devaient pas
être recherchés, mais que, s'ils étaient
déférés au tribunal, il fallait les punir.
8. Oh! l'étrange arrêt, illogique par
nécessité! Il dit qu'il ne faut pas les rechercher,
comme s'ils étaient innocents, et il prescrit de les punir,
comme s'ils étaient criminels! Il épargne et il
sévit, il ferme les yeux et il punit. Pourquoi, ô
censeur, te contredire ainsi toi-même? Si tu les
condamnes, pourquoi ne les recherches-tu pas aussi? Si tu ne
les recherches pas, pourquoi ne
|p20 les absous-tu pas aussi? Pour la recherche
des brigands, il y a dans chaque province un détachement
militaire désigné par le sort; contre les criminels de
lèse-majesté et les ennemis de l'Etat, tout homme est
soldat et la recherche s'étend aux complices, aux confidents.
- 9. Le chrétien seul, il n'est pas permis de le rechercher,
mais il est permis de le dénoncer, comme si la recherche avait
un autre but que la dénonciation! Vous condamnez donc un
chrétien dénoncé, alors que personne n'a voulu
qu'il fût recherché! Et je le crains bien, s'il
mérite un châtiment, ce n'est pas parce qu'il est
coupable, mais parce qu'il s'est fait prendre, alors qu'il ne devait
pas être recherché.
10. Mais voici un autre point, où vous ne nous traitez pas non
plus d'après les formes de la procédure criminelle :
c'est que, quand les autres accusés nient, vous leur appliquez
la torture pour les faire avouer; aux chrétiens seuls vous
l'appliquez pour les faire nier. Et pourtant, si c'était un
crime d'être chrétien, nous nierions et vous auriez
recours à la torture pour nous forcer d'avouer. Et en effet,
il n'est pas vrai que vous croiriez inutile de rechercher par la
torture les crimes des chrétiens, parce que l'aveu du nom de
chrétien vous donnerait la certitude que ces crimes sont
commis car vous-mêmes, chaque jour si un meurtrier avoue, bien
que vous sachiez ce que c'est que l'homicide, vous lui arrachez par
la torture les circonstances de son crime. - 11. Par
conséquent, c'est contrairement à toutes les
règles de la justice que, présumant nos crimes
d'après l'aveu de notre nom, vous nous forcez par la torture
à rétracter notre aveu, pour nous faire nier, en
même temps que notre nom, tous les crimes que l'aveu du nom
vous avait fait présumer.
12. Mais peut-être ne voulez-vous pas que nous
périssions, nous que vous considérez comme de grands
|p21
scélérats! Voilà pourquoi, sans doute, vous avez
coutume de dire à un homicide : « Nie »; et un
sacrilège, vous le faites déchirer, s'il persiste
à avouer. Si vous n'en agissez pas ainsi envers des criminels,
vous nous jugez donc tout à fait innocents; vous ne voulez pas
que nous persévérions dans un aveu que vous savez
devoir condamner par nécessité et non par
justice.-13. Un homme crie : « Je suis chrétien.
» Il dit ce qu'il est, et toi tu veux entendre ce qu'il n'est
pas. Vous qui présidez pour arracher la vérité,
de nous seuls vous vous efforcez d'entendre le mensonge! «
Tu me demandes, dit l'accusé, si je suis chrétien : je
le suis. Pourquoi me tortures-tu au mépris des règles
de la justice? J'avoue et tu me tortures? Que ferais-tu, si je niais?
» - Il faut en convenir, quand les autres nient, vous ne les
croyez pas facilement, et nous, si nous nions, vous nous croyez
aussitôt!
14. Un tel renversement des règles de la justice doit vous
être suspect : craignez qu'il n'y ait quelque puissance
cachée qui se serve de vous contre les formes judiciaires,
contre la nature des jugements, contre les lois elles-mêmes. En
effet, si je ne me trompe, les lois ordonnent de découvrir les
malfaiteurs, non de les cacher; elles prescrivent de les condamner
quand ils avouent, non de les acquitter. Voilà ce que disent
formellement les décrets du sénat et les édits
des princes. Le pouvoir dont vous êtes les ministres est un
pouvoir réglé par les lois et non un pouvoir
tyrannique. - 15. Chez les tyrans, en effet, la torture était
employée même comme châtiment; chez vous, elle ne
sert qu'à l'enquête. Observez bien votre loi à
l'égard de la torture, qui n'est nécessaire que
jusqu'à l'aveu, et si elle est prévenue par l'aveu,
elle sera inutile; il faut céder le pas à la sentence.
Il ne faut effacer le nom du coupable qu'après justice faite
et non pour le soustraire à la peine.
|p22
16. Enfin, il n'est pas un juge qui désire acquitter
l'accusé en aveu; il n'est pas permis de le vouloir. C'est
aussi pourquoi on ne contraint personne de nier. Un chrétien,
tu le crois coupable de tous les crimes, ennemi des dieux, des
empereurs, des lois, des murs, de la nature entière, et
tu le forces de nier, pour l'acquitter, ne pouvant l'acquitter que
s'il nie. - 17. Tu éludes les lois. Tu veux donc qu'il nie son
crime, pour le déclarer innocent, et cela malgré lui et
bien que dans le passé il ne fût pas coupable.
D'où vient cet aveuglement étrange qui vous
empêche de réfléchir qu'il faut plutôt
croire un accusé qui avoue spontanément que celui qui
nie par force; ou encore de penser qu'il est à craindre que,
contraint de nier, il ne nie pas sincèrement et que, absous,
à l'instant même, après avoir quitté le
tribunal, il ne rie de votre haine, étant redevenu
chrétien?
18. Puisque donc, en toutes choses, vous nous traitez autrement
que les autres criminels, puisque tous vos efforts ne tendent
qu'à nous faire perdre le nom chrétien - nous le
perdons, en effet, si nous faisons ce que font ceux qui ne sont pas
chrétiens - vous pouvez conclure que ce n'est pas un
crime qui est en cause, mais un nom, et ce nom est
poursuivi par une oeuvre de haine qui n'a qu'un seul but: c'est
d'amener les hommes à refuser de connaître une chose
qu'ils sont sûrs de ne pas connaître. - 19. Aussi
croient-ils sur notre compte des choses qui ne sont pas
prouvées, et refusent-ils de s'en enquérir, de
crainte qu'on ne leur prouve le contraire de ce qu'ils veulent
croire, afin de pouvoir condamner ce nom si odieux à cette
même uvre de haine, non pas en prouvant les crimes, mais
en les présumant, et après un simple aveu.
Si l'on nous met à la torture quand nous avouons, si l'on
nous punit quand nous persévérons, et si l'on
|p23 nous acquitte quand
nous nions, c'est parce qu'on fait la guerre au nom seul. - 20.
Enfin, pourquoi, quand vous lisez votre arrêt sur la tablette,
qualifiez-vous un tel de « chrétien »? Pourquoi ne
l'appelez vous pas aussi « homicide », si un
chrétien est un homicide? pourquoi pas aussi « incestueux
»? pourquoi enfin ne lui donnez-vous pas tous ces noms que vous
nous imputez? Pour nous seuls, vous rougissez ou vous
dédaignez, en prononçant l'arrêt, de nommer les
crimes. Si le nom de « chrétien » n'est le nom
d'aucun crime, c'est le comble de l'absurdité de faire un
crime du nom seul.
CHAPITRE III
1. Que dis-je? la plupart ont voué à ce nom de
chrétien une haine si aveugle, qu'ils ne peuvent rendre
à un chrétien un témoignage favorable, sans y
mêler le reproche de porter ce nom. « C'est un
honnête homme, dit l'un, que Gaius Seius, à cela
près qu'il est chrétien. » Un autre dit de
même : « Pour ma part, je m'étonne que Lucius
Titius, un homme si éclairé, soit tout à coup
devenu chrétien. » Personne ne se demande si Gaius n'est
honnête et Lucius éclairé que parce que s'ils
sont chrétiens, ni s'ils ne sont pas devenus chrétiens,
parce que l'un est honnête et l'autre éclairé! -
2. On loue en eux ce que l'on connaît, on blâme ce qu'on
ignore, et, ce que l'on connaît, on l'attaque à cause de
ce qu'on ignore : il est plus juste pourtant de préjuger de ce
qui est caché par ce qui est manifeste que de condamner
d'avance ce qui est manifeste d'après ce qui est
caché.
3. D'autres flétrissent précisément ce qu'ils
louent en ceux qu'ils avaient connus naguère libertins,
méprisables et malhonnêtes avant leur
conversion: aveuglés par la haine, ils leur donnent, sans le
savoir, un |p24
suffrage favorable. « Cette femme, disent-ils, comme elle
était libre, comme elle était galante! Ce jeune homme,
comme il était joueur, comme il était
débauché! Les voilà devenus chrétiens.
» Ainsi donc le nom de chrétien est regardé comme
la cause de leur amendement! - 4. Quelques-uns vont jusqu'à
sacrifier leurs intérêts à cette haine, se
résignant à un dommage, pourvu qu'ils n'aient pas chez
eux ce qu'ils détestent. Une femme devenue chaste est
répudiée par le mari qui n'a plus besoin d'être
jaloux; un fils devenu docile est déshérité par
le père qui supportait auparavant ses désordres; un
esclave devenu fidèle est chassé loin des yeux du
maître qui le traitait naguère avec douceur : dès
qu'on s'amende en prenant le nom de chrétien, on devient
odieux. Le bien qui en résulte ne fait pas contrepoids
à la haine qu'on a des chrétiens.
5. Eh bien! si c'est le nom qu'on déteste, quelle peut
donc être la culpabilité des noms? De quoi peut-on
accuser des mots, sinon de ce que le son du vocable est barbare, ou
de mauvais augure, ou injurieux ou impur? Le mot christianus,
au contraire, à considérer son étymologie,
dérive du mot « onction ». Même quand vous le
prononcez de travers chrestianus - car vous n'avez pas ure
exacte connaissance de ce nom - il signifie à la fois «
douceur et bonté ». On hait donc chez des gens
inoffensifs un nom qui est tout aussi inoffensif. - 6. Mais,
dira-t-on, c'est la secte qu'on hait dans le nom, qui est à
coup sûr celui de son fondateur. Qu'y a-t-il d'étrange,
si une doctrine donne à ses sectateurs un surnom tiré
de celui du maître?Les philosophes ne s'appellent-ils pas, du
nom de leur maître, Platoniciens, Épicuriens,
Pythagoriciens? Ou encore, du lieu où ils se réunissent
ou séjournent, Stoïciens, Académiciens? De
même, les médecins ne tirent-ils pas leur nom
d'Érasistrate, les grammairiens d'Aristarque,
|p25 les cuisiniers
eux-mêmes d'Apicius? - 7. Et pourtant personne ne se sent
offensé de ce que ceux-là professent un nom transmis
par le maître avec la doctrine. Sans doute, si quelqu'un prouve
que l'auteur est mauvais et que la secte est mauvaise, il prouvera
que le nom aussi est mauvais, digne de haine, à cause de la
culpabilité de la secte et de l'auteur. Et par
conséquent, avant de haïr le nom, il eût convenu de
s'enquérir de la secte par l'auteur ou de l'auteur par la
secte. - 8. Mais ici on néglige de s'enquérir de l'un
et de l'autre, de les connaître, et on accuse le nom, on
persécute le nom, et un mot seul suffit pour condamner
d'avance une secte inconnue, un auteur inconnu, parce qu'ils portent
tel nom, et non pas parce qu'ils sont convaincus.
CHAPITRE IV
1. Et précisément, après cette sorte
d'introduction destinée à flétrir l'injustice de
la haine publique dont nous sommes l'objet, je veux maintenant
plaider la cause de notre innocence. Je ne réfuterai pas
seulement les reproches qu'on nous fait, mais je les
rétorquerai contre leurs auteurs, pour apprendre ainsi aux
hommes qu'on ne trouve pas chez nous autres chrétiens ces
crimes dont ils se savent eux-mêmes pertinemment coupables, et
aussi pour qu'ils rougissent d'accuser, je ne dis pas des hommes
irréprochables, étant eux-mêmes très
mauvais, mais leurs pareils, à les entendre. - 2. Nous
réfuterons, l'un après l'autre, les crimes qu'ils nous
accusent de commettre en secret et ceux qu'on nous voit commettre en
public, crimes pour lesquels on nous déclare ou criminels ou
vains ou punissables ou ridicules.
3. Mais puisque, quand la vérité répond
à tout par notre bouche, on lui oppose finalement
l'autorité des lois, en disant ou bien qu'après les
lois il n'y a plus |p26
rien à examiner ou bien que, bon gré mal
gré, la nécessité d'obéir (aux lois) est
au-dessus de la vérité, je vais d'abord discuter ce qui
regarde les lois, avec vous qui êtes les tuteurs des lois. - 4.
Et d'abord, quand vous prononcez, suivant la loi, cet arrêt
définitif : « Il n'est pas permis que vous existiez
», et que vous nous opposez cette fin de non-recevoir sans
aucune considération inspirée par l'humanité,
vous faites profession de violence et d'une domination inique,
pareille à celle d'un tyran commandant du haut de sa
citadelle, si du moins vous prétendez que cela ne nous est pas
permis parce que tel est votre bon plaisir, et non pas parce qu'en
effet cela ne devait pas être permis. - 5. Que si vous ne
voulez pas que cela soit permis, parce que cela ne doit pas
être permis, je vous répondrai : sans aucun doute, ce
qui est mauvais ne doit pas être permis, et l'on peut conclure
de là, assurément, que ce qui est bien est permis. Si
je découvre que ce que ta loi a défendu est bon,
d'après le principe que je viens d'énoncer, n'est-il
pas vrai qu'elle ne peut pas me défendre ce qu'elle me
défendrait à bon droit si cela était mauvais? Si
ta loi s'est trompée, c'est, je pense, qu'elle est
l'uvre d'un homme; et en effet, elle n'est pas tombée du
ciel.
6. Est-il étonnant qu'un homme ait pu se tromper en
établissant une loi, ou que, revenant à de meilleurs
sentiments, il l'ait répudiée? Et en effet, les lois de
Lycurgue lui-même ne furent-elles pas corrigées par les
Lacédémoniens, et leur auteur n'en fut il pas
affecté d'une si grande douleur qu'il se fit justice à
lui-même en se laissant mourir d'inanition dans sa retraite? -
7. Et vous-mêmes, tous les jours, quand la lumière de
l'expérience éclaire les ténèbres de
l'antiquité, ne fouillez-vous pas et n'émondez-vous pas
toute cette vieille et confuse forêt de vos lois, en y portant
la hache des rescrits et des édits impériaux? 8.
La loi Papia, |p27 loi
vaine et absurde, qui force de procréer des enfants avant le
temps fixé pour le mariage par la loi Julia, malgré
l'autorité que lui donnait sa vieillesse, n'a-t-elle pas
été abrogée naguère par
Sévère, le plus ferme des princes? Et puis encore, il
existait des lois qui permettaient aux créanciers de couper en
morceaux les (débiteurs) condamnés; d'un commun
consentement, cette loi cruelle fut plus tard abolie. La peine de
mort fut commuée en note d'infamie : on eut recours
à la confiscation des biens et l'on préféra
faire monter le sang (le rouge de la honte) au visage du
débiteur que de le répandre.
10. Combien de lois, qui passent inaperçues jusqu'ici, vous
reste-t-il à réformer? Elles ne sont
protégées ni parle nombre des années, ni par la
dignité de leurs auteurs, mais par l'équité
seule. Et voile. pourquoi, quand elles sont reconnues injustes, elles
sont à bon droit condamnées, quand bien mêmes
elles condamnent. - 11. Mais pourquoi dis-je « injustes »?
Bien plus, quand elles punissent un nom, il faut même les
appeler « insensées »; si ce sont des actes
qu'elles condamnent, pourquoi punissent-elles nos actes à
cause du nom seul, elles qui poursuivent, chez les autres, les crimes
prouvés par le fait et non par le nom? Je suis incestueux :
pourquoi ne fait-on pas d'enquête? Ou infanticide : pourquoi ne
m'arrache-t-on pas un aveu par la, torture? Ou je commets un crime
envers les dieux, envers les Césars: pourquoi ne pas
m'entendre, moi qui puis me justifier? - 12. Aucune loi ne
défend d'examiner ce qu'elle interdit de commettre, parce que
le juge n'est pas en droit de punir, s'il ne reconnaît qu'on a
commis ce qui n'est pas permis, de même que le citoyen ne peut
obéir fidèlement à la loi, s'il ignore ce que la
loi punit. - 13. Il ne suffit pas que la loi seule ait conscience de
sa justice; elle doit cette conscience à
|p28 ceux dont elle attend
obéissance. Mais une loi est suspecte, qui ne veut pas
être examinée; elle est tyrannique, si elle s'impose
sans être examinée.
CHAPITRE V
1. Pour remonter à l'origine des lois de ce genre, il
existait un vieux décret qui défendait qu'un dieu
fût consacré par un imperator, s'il n'avait
été agréé par le sénat. M.
Aemilius l'a appris à propos de son dieu Alburnus. C'est
encore un point qui est utile à notre cause : chez vous, c'est
le bon plaisir de l'homme qui décide de la divinité. Si
un dieu n'a pas plu à l'homme, il ne sera pas dieu;
voilà donc que l'homme devra être propice au dieu. - 2.
Donc Tibère, sous le règne de qui le nom
chrétien a fait son entrée dans le siècle, fit
rapport au sénat sur les faits qu'on lui avait annoncés
de Syrie-Palestine, faits qui avaient révélé
là-bas la vérité sur la divinité du
Christ, et il les appuya le premier par son suffrage. Le
sénat, ne les ayant pas agréés lui-même,
les rejeta. César persista dans son sentiment et menaça
de mort les accusateurs des chrétiens. - 3. Consultez vos
annales et vous y trouverez que Néron le premier sévit
avec le glaive impérial contre notre secte, qui naissait alors
précisément à Rome. Qu'un tel prince ait pris
l'initiative de nous condamner, c'est pour nous un titre de gloire.
Car qui connaît Néron peut comprendre que ce qu'un
Néron a condamné ne peut être qu'un grand bien. -
4. Un essai fut tenté aussi par Domitien, ce demi-Néron
par la cruauté, mais comme il lui restait quelque chose de
l'homme, il renonça vite à son projet et rappela
même ceux qu'il avait exilés. Tels furent toujours nos
persécuteurs, hommes injustes, impies, infâmes :
|p29 vous-mêmes avez
coutume de les condamner et vous rappelez toujours ceux qu'ils ont
condamnés.
5. Mais parmi tant de princes qui suivirent jusqu'à nos
jours, de tous ceux qui ont le respect des lois divines et humaines,
citez-en un seul qui ait fait la guerre aux chrétiens! - 6.
Nous, au contraire, nous pouvons citer parmi eux un protecteur des
chrétiens, si l'on veut bien rechercher la lettre de
Marc-Aurèle, ce très sage empereur, dans laquelle il
atteste que la soif cruelle qui désolait l'armée de
Germanie fut apaisée par une pluie accordée par hasard
aux prières de soldats chrétiens. S'il n'a pas
expressément révoqué l'édit de
persécution, il en a publiquement neutralisé les effets
d'une autre manière, en menaçant même les
accusateurs d'une peine, et d'une peine plus rigoureuse encore. - 7.
Que penser donc de ces lois que seuls exécutent contre nous
des princes impies, injustes, infâmes, cruels, extravagants,
insensés, que Trajan éluda en partie en
défendant de rechercher les chrétiens, que ne fit
jamais appliquer un Vespasien, bien qu'il fût le destructeur
des Juifs, jamais un Hadrien, curieux scrutateur de toutes choses,
jamais un Antonin le Pieux, jamais un Vérus. - 8. Et pourtant,
des scélérats devraient, à coup sûr,
être exterminés par les meilleurs princes, leurs ennemis
naturels, plutôt que par leurs pareils.
CHAPITRE VI
1. Je voudrais maintenant que ces très religieux
protecteurs et vengeurs des lois et des institutions nationales me
répondissent au sujet de leur fidélité, de leur
respect et de leur obéissance envers les
sénatus-consultes de leurs pères: n'en ont-ils
abandonné aucun, ne se sont-ils écartés d'aucun,
n'ont-ils pas laissé |p30
tomber dans l'oubli précisément les
règles les plus nécessaires et les plus aptes à
maintenir la discipline morale? - 2. Que sont donc devenues ces lois
qui réprimaient le luxe et la brigue, qui défendaient
de dépenser plus de cent as pour un repas, et de servir plus
d'une volaille, encore ne devait-elle pas être
engraissée; ces lois qui exclurent du sénat un
patricien, parce qu'il avait eu dix livres d'argent, comme si
c'était une preuve éclatante de son ambition; qui
ordonnaient de démolir aussitôt les
théâtres élevés pour corrompre les
murs; qui ne permettaient pas qu'on usurpât sans droit et
impunément les insignes des dignités et de la noble
naissance? - 3. Je vois, en effet, que maintenant les repas
méritent le nom de repas centenaires, parce qu'ils
coûtent cent sesterces, et que l'argent des mines est converti
en plats, je ne dis pas chez des sénateurs, mais chez des
affranchis ou chez des gens qu'on déchire encore à
coups de fouet. Je vois aussi qu'un seul théâtre par
ville ne suffit pas et que les théâtres ne sont plus
découverts. Pour empêcher, même en hiver, les
voluptueux spectateurs d'avoir froid, les Lacédémoniens
les premiers inventèrent, pour assister aux jeux, leur pesant
manteau. Je vois enfin qu'entre les matrones et les
prostituées il n'y a plus aucune différence quant au
vêtement.
4. Au sujet des femmes, ils sont également tombés,
ces règlements de vos ancêtres qui protégeaient
la modestie et la tempérance. Autrefois, aucune femme ne
portait de l'or, si ce n'est à un seul doigt, où le
mari avait mis l'anneau nuptial comme un gage; les femmes
s'abstenaient de vin, au point que ses proches firent mourir de faim
une matrone, parce qu'elle avait ouvert les loges d'un cellier; au
temps de Romulus, une femme n'avait fait que goûter du vin et
Métennius, son mari, la tua impunément. - 5. C'est
aussi pourquoi |p31
c'était une obligation pour les femmes d'embrasser leurs
parents, afin qu'on pût les juger par leur haleine. - 6. Qu'est
devenue cette antique fécondité des mariages, heureuse
suite des murs, grâce à laquelle, pendant
près de six cents ans depuis la fondation de Rome, pas une
maison ne connut le divorce? Aujourd'hui, au contraire, les femmes
ont tous les membres chargés d'or, elles n'osent embrasser
sans crainte à, cause du vin qu'elles ont bu; quant au
divorce, il est devenu l'objet de leurs vux et comme un fruit
du mariage!
7. Et les sages décrets de vos pères, au sujet de
vos dieux eux-mêmes, c'est vous encore qui les avez abolis,
vous qui êtes si respectueux pour eux! Le
vénérable Liber (Bacchus) avec ses mystères fut
banni par les consuls en vertu d'un sénatus-consulte, non
seulement de Rome, mais de toute l'Italie. - 8. Sérapis et
Isis et Harpocrate avec leur Cynocéphale furent tenus loin du
Capitole, c'est-à-dire chassés de l'assemblée
des dieux, par les consuls Pison et Gabinius, qui n'étaient
pas chrétiens assurément. Ces consuls
renversèrent même leurs autels et ils
repoussèrent ces dieux, voulant arrêter les
désordres de ces infâmes et vaines superstitions. Vous
les avez rappelés de l'exil et vous leur avez
conféré la majesté suprême.
9. Où est la religion, où est la
vénération due par vous à vos ancêtres?
Par votre habillement, par votre genre de vie, par vos goùts,
par vos sentiments, enfin par votre langage même, vous avez
renié vos ancêtres. Vous ne cessez de vanter les
anciens, mais de jour en jour vous changez de manière de
vivre. On peut voir par là que, vous écartant des sages
institutions de vos ancêtres, vous retenez et vous conservez ce
que vous ne deviez pas retenir et conserver, et vous ne gardez pas ce
que vous deviez garder. - 10. Il est une
|p32 tradition de vos pères, que jusqu'ici
vous paraissez garder le plus fidèlement, et que vous accusez
surtout les chrétiens de mépriser, je veux dire le
zèle pour le culte des dieux, en quoi l'antiquité
est tombée dans la plus grossière erreur. Or, je
montrerai en son temps que cette tradition elle-même est
pareillement méprisée, négligée, abolie
par vous, en dépit de l'autorité des ancêtres,
bien que vous ayez reconstruit les autels de Sérapis devenu un
dieu romain, bien que vous immoliez vos fureurs à Bacchus
devenu un dieu italique. -11. En effet, maintenant, je vais
répondre à l'accusation bien connue de commettre en
secret des crimes infâmes, afin de me préparer les voies
pour discuter les crimes publics.
CHAPITRE VII
1. Nous sommes, dit-on, de grands criminels, à cause d'une
cérémonie sacrée qui consisterait à
égorger un enfant, à nous en nourrir, à
commettre des incestes après le repas, parce que des chiens,
dressés à renverser les lumières,
véritables entremetteurs des ténèbres, nous
affranchissent, dit-on, de la honte de ces plaisirs impies.
Mais on le dit toujours, et cependant, ce que depuis si longtemps
on dit de nous, vous n'avez cure de le démontrer.
Démontrez-le donc, si vous y croyez, ou n'y croyez pas, si
vous ne le démontrez pas. - 2. Votre silence même prouve
d'avance, contre vous, qu'il n'y a rien de réel dans ce que
vous n'osez pas rechercher vous-mêmes. C'est un office
tout différent que vous imposez au bourreau à
l'égard des chrétiens : il doit les forcer non pas
à dire ce qu'ils font, mais à nier ce qu'ils sont.
3. L'origine de notre doctrine, comme nous l'avons
|p33 déjà dit,
remonte à Tibère. La vérité a
été détestée, dés qu'elle est
née : aussitôt qu'elle a paru, elle est traitée
en ennemi. Autant d'étrangers, autant d'ennemis, et
spécialement les Juifs par haine, les soldats par besoin
d'exactions, et nos serviteurs eux-mêmes par leur nature. - 4.
Tous les jours on nous assiège, tous les jours on nous trahit,
et bien souvent, jusque dans nos réunions et nos
assemblées même, on nous fait violence. - 5. Qui donc
est jamais survenu pour entendre les vagissements de cet enfant
égorgé, comme on le dit? Qui donc a jamais pu
conserver, pour les montrer au juge, ces lèvres couvertes de
sang, comme celles des Cyclopes et des Sirènes? Avez-vous
jamais surpris dans vos épouses chrétiennes quelque
trace immonde? Qui donc, ayant découvert de pareils faits, les
a tenus cachés et a vendu son secret, tout en traînant
les auteurs devant les tribunaux? Si nous nous cachons toujours,
quand donc les crimes que nous commettons ont-ils été
mis au jour?
6. Ou plutôt qui a pu les révéler? En effet,
ce ne sont pas les coupables eux-mêmes, assurément,
puisque la règle formelle de tous les mystères impose
un silence inviolable. Les mystères de Samothrace et d'Eleusis
sont tenus secrets : à combien plus forte raison le sont des
mystères dont la révélation provoquerait la
vengeance des hommes, en attendant celle de Dieu? - 7. Si donc les
chrétiens n'ont pu se trahir eux-mêmes, il faut conclure
que les traîtres sont des étrangers. Mais d'où
les étrangers ont-ils eu connaissance de nos mystères,
puisque toujours les initiations, même les initiations pieuses,
éloignent les profanes et se gardent des témoins,
à moins qu'on ne dise que les impies craignent moins?
8. La nature de la renommée est connue de tous. Ce mot est
d'un des vôtres : «La renommée est un fléau
plus |p34 rapide que tous
les autres. » (Virg., Enéide, IV, 174.) Pourquoi
la renommée est-elle un fléau? Est-ce parce qu'elle
est rapide, parce qu'elle révèle tout, ou bien parce
qu'elle est le plus souvent menteuse? Même quand elle rapporte
quelque chose de vrai, elle n'est pas exempte du reproche de
mensonge, parce qu'elle retranche de la vérité, qu'elle
y ajoute, qu'elle la dénature. - 9. Bien plus, sa nature est
telle, qu'elle ne continue à exister qu'à condition de
mentir, et elle n'existe qu'aussi longtemps qu'elle ne prouve pas ce
qu'elle dit. En effet, dès l'instant qu'elle a prouvé,
elle cesse d'exister et, comme si elle remplissait l'office de
messagère, elle transmet un fait; dès lors, c'est un
fait qu'on tient, c'est un fait qu'on rapporte. - 10. Et l'on ne dit
plus, par exemple : « On dit que cela s'est passé
à Rome », ni « Le bruit court qu'un tel a
obtenu par le sort le gouvernement d'une province »; mais bien
: « Un tel a obtenu le gouvernement d'une province
», et : Cela s'est passé à Rome ».
11. La renommée, nom de l'incertain, ne peut exister
là où est le certain. Est-ce que par hasard quelqu'un
pourrait en croire la renommée, s'il n'est
irréfléchi? Non, car le sage ne croit pas à
l'incertain. Chacun peut s'en rendre compte : quelle que soit
l'étendue de sa diffusion, quelle que soit son assurance,
c'est évidemment un seul auteur qui lui a donné
naissance un jour. 12. Ensuite elle glisse de bouche en bouche,
d'oreille en oreille, comme par autant de canaux, et le vice
inhérent à cette humble semence est à tel point
dissimulé par l'éclat des rumeurs qui circulent
ensuite, que personne ne se demande si la première bouche n'a
pas semé le mensonge, chose qui arrive souvent grâce
à une jalousie naturelle, ou par les soupçons
téméraires, ou encore à cause du plaisir de
mentir qui n'est pas une chose si extraordinaire, mais innée
à beaucoup.
|p35
13. Heureusement que le temps dévoile tout : vos proverbes
et vos maximes m'en sont témoins, et c'est une disposition de
la nature qui a voulu que rien ne reste longtemps caché, pas
même ce que la renommée n'a pas divulgué.
Il est donc naturel que depuis si longtemps la renommée
seule soit témoin des crimes des chrétiens. C'est elle
seule que vous produisez comme dénonciatrice contre nous : or,
les bruits qu'elle a un jour répandus contre nous et qu'avec
le temps elle a accrédités jusqu'à en faire une
opinion générale, elle n'a pu jusqu'ici les
prouver.
CHAPITRE VIII
1. Pour en appeler au témoignage de la nature contre ceux
qui soutiennent qu'il faut croire de pareils bruits, supposons que
nous proposions réellement une récompense de ces
méfaits, que c'est la vie éternelle qu'ils nous
promettent. Croyez-le pour un moment. Je demande à ce sujet :
Toi qui le crois, penses-tu que cela vaille la peine d'arriver
à la vie éternelle avec la conscience de tels crimes? -
2. Viens, plonge le fer dans le corps de cet enfant, qui n'est
l'ennemi de personne, qui n'est coupable envers personne, qui est le
fils de tous; ou bien, si un autre accomplit cet office, toi, va voir
cet homme qui meurt avant de vivre; attends que cette âme toute
neuve s'échappe, recueille ce jeune sang, trempes-y ton pain,
rassasie-toi avec délices. 3. Pendant le repas, compte les
places, celle de ta mère, celle de ta sueur; note-les
soigneusement, afin de ne pas te tromper, quand les chiens auront
fait tomber les ténèbres. Car tu te rendras coupable
d'un sacrilège, si tu ne commets pas un inceste.
4. Initié à de pareils mystères, revêtu
de ce sceau, tu vivras éternellement. Réponds-moi, je
le veux, si |p36
l'immortalité vaut ce prix. Si elle ne le vaut pas, il ne faut
pas non plus croire à tout cela. Même quand tu y
croirais, j'affirme que tu n'en voudrais pas; même quand tu en
voudrais, j'affirme que tu ne le pourrais pas. Pourquoi donc d'autres
le pourraient-ils, si vous ne le pouvez pas? Pourquoi ne le
pourriez-vous pas, si d'autres le peuvent? - 5. Nous sommes d'une
autre nature, apparemment, des Cynopennes ou des Sciapodes; nos dents
sont autrement disposées, nous sommes autrement
conformés pour la passion incestueuse. Toi qui crois ces
horreurs d'un homme, tu peux aussi les commettre; tu es, toi aussi,
un homme, comme les chrétiens. Toi qui es incapable de les
commettre, tu ne dois pas les croire. En effet, un chrétien
est un homme, comme toi.
6. « Mais, direz-vous, on suggère ce crime à
des ignorants, on le leur impose. » - Ils ne savaient pas, en
effet, qu'on affirmait pareille chose des chrétiens! Ils
devaient sans doute l'observer par eux-mêmes et s'en assurer
à force de vigilance? - 7. Mais ceux qui veulent être
initiés ont coutume, je pense, d'aller trouver d'abord le
« père des mystères » et de fixer avec lui
les préparatifs à faire. Il leur dit alors : « Il te faudra un enfant, encore tendre, qui ne sache pas ce que c'est que
la mort, qui sourie sous ton couteau; et puis, du pain, pour
recueillir le sang coulant; en outre, des candélabres, des
lampes et quelques chiens avec des bouchées de viande, pour
les faire bondir et renverser les lumières. Surtout, tu devras
venir avec ta mère et avec ta sur. » - 8. Et si
elles ne veulent pas venir ou si le néophyte n'en a pas?
Combien de chrétiens sont seuls de leur famille? Tu ne seras,
je suppose, pas un chrétien selon les règles, si tu
n'as ni sur ni mère? - « Et qu'arrivera-t-il, si
tous ces préparatifs sont faits à l'insu des
néophytes? » - Mais sans aucun doute, ils
|p37 apprennent tout dans
la suite, et ils le supportent, et ils ferment les yeux! - 9. «
Ils craignent d'être punis, s'ils le proclament. » - Mais
en le proclamant, ils mériteront d'être
protégés par vous; mais ils préféreront
mourir que de vivre avec une telle conscience! - Mais soit! qu'ils
aient peur : pourquoi donc persévèrent-ils? Il est
naturel, en effet, qu'on ne veuille pas continuer d'être ce
qu'on n'aurait pas été, si on avait su ce que
c'était.
CHAPITRE IX
1. Pour mieux réfuter ces calomnies, je vais montrer que
c'est vous qui commettez ces crimes, partie en public, partie en
secret, et c'est peut-être pour cette raison que vous les avez
crus de nous. - 2. Des enfants étaient immolés
publiquement à Saturne, en Afrique, jusqu'au proconsulat de
Tibère, qui fit exposer les prêtres mêmes de ce
dieu, attachés vivants aux arbres mêmes de son temple,
qui couvraient ces crimes de leur ombre, comme à autant de
croix votives : je prends à témoin mon père qui,
comme soldat, exécuta cet ordre du proconsul. - 3. Mais,
aujourd'hui encore, ce criminel sacrifice continue en secret. Les
chrétiens ne sont pas les seuls qui vous bravent; il n'est
pas de crime qu'on puisse extirper pour toujours; il n'y a pas de
dieu qui change de moeurs. - 4. Saturne, qui n'épargna pas ses
propres enfants, continuait à plus forte raison à ne
pas épargner les enfants étrangers, que leurs parents
venaient eux-mêmes lui offrir, s'acquittant « de bon
cur » d'un vu et caressant leurs enfants, pour les
empêcher de pleurer au moment où ils étaient
immolés. Après tout, il y a une grande
différence entre un simple homicide et un parricide.
5. Chez les Gaulois, c'étaient des hommes faits qu'on
sacrifiait à Mercure. Je laisse à leurs
théâtres les tragédies
|p38 de la Tauride. Voyez :
dans cette très religieuse cité des pieux descendants
d'Enée, il y a un certain Jupiter, que dans ses jeux on arrose
de sang humain. « Mais c'est le sang d'un bestiaire »,
direz-vous. Apparemment, c'est là moins que de l'arroser du
sang d'un homme! Est-ce que donc la chose n'est pas plus honteuse,
parce que c'est le sang d'un malfaiteur? Ce qui est sûr du
moins, c'est qu'il est versé par suite d'un homicide. Oh! que
ce Jupiter est vraiment chrétien, et vraiment fils unique de
son père pour sa cruauté!
6. Mais, puisqu'un infanticide est toujours un infanticide, peu
importe qu'il soit commis dans une cérémonie du culte
ou par simple caprice, à part toutefois la différence
que fait le parricide, je vais m'adresser maintenant au peuple.
Combien de ces hommes qui nous entourent et qui sont
altérés du sang des chrétiens, combien
même d'entre ces gouverneurs, pour vous si justes et si
sévères envers nous, voulez-vous que je touche dans
leur conscience, en leur disant qu'ils tuent les enfants qui viennent
de leur naître? - 7. Et puisqu'il y a encore une
différence quant au genre de mort, je vous dirai qu'il est
assurément plus cruel de les étouffer dans l'eau ou de
les exposer au froid, à la faim et aux chiens (que de les
immoler); la mort par le fer serait même
préférée par un homme fait. - 8. Quant à
nous, l'homicide nous étant défendu une fois pour
toutes, il ne nous est pas même permis de faire périr
l'enfant conçu dans le sein de la mère, alors que
l'être humain continue à être formé par le
sang. C'est un homicide anticipé que d'empêcher de
naître et peu importe qu'on arrache la vie après la
naissance ou qu'on la détruise au moment où elle
naît. C'est un homme déjà ce qui doit devenir un
homme; de même, tout fruit est déjà dans le
germe.
9. Pour en revenir à ce repas de sang et aux plats
|p39 de ce genre, dignes de
la tragédie, voyez s'il n'est pas rapporté quelque part
- c'est dans Hérodote, je pense - que certaines nations, pour
conclure un traité, se sont procuré du sang tiré
des bras, que l'une et l'autre partie buvait. Devant Catilina, il y
eut aussi je ne sais quelle dégustation de ce genre. On dit
encore que, chez certaines nations scythiques, tous les
défunts sont mangés par leurs parents. - 10. Mais je
cherche trop loin. Aujourd'hui même, chez vous, c'est le sang
tiré de la cuisse ouverte, et recueilli dans la main, qu'on
donne à boire aux fidèles de Bellone pour les initier.
Demême, ceux qui, dans un combat de gladiateurs dans
l'arène, ont bu avec avidité, pour guérir la
maladie comitiale, le sang chaud des criminels égorgés
et découlant de la gorge, où sont-ils (sinon chez vous)? - 11. De même encore ceux qui se nourrissent de la chair de
bêtes fauves venant de l'arène, qui se repaissent de la
chair d'un sanglier ou d'un cerf. Ce sanglier, en luttant, s'est
souillé du sang de l'homme qu'il a déchiré; ce
cerf est mort couché dans le sang d'un gladiateur. On
recherche même les membres des ours qui n'ont pas encore
digéré la chair humaine; c'est un homme qui se gorge
de la chair nourrie d'un homme. - 13. Vous qui mangez tout cela,
combien peu vous êtes loin des prétendus repas des
chrétiens! Et ceux qui, par une passion monstrueuse,
convoitent les membres des hommes, sont-ils moins coupables parce
qu'ils les dévorent vivants? N'est-ce pas par le sang humain
qu'ils sont initiés à l'impudicité, parce qu'ils
boivent ce qui doit seulement devenir du sang? Ce ne sont pas des
enfants sans doute, ce sont des hommes faits qu'ils mangent!
13. Rougissez donc de votre aveuglement devant nous autres
chrétiens, qui n'admettons pas même le sang des animaux
dans des mets qu'il est permis de
|p40 manger, et qui, pour cette raison, nous
abstenons de bêtes étouffées ou mortes
d'elles-mêmes, pour n'être souillés en aucune
manière de sang, même de celui qui est resté
enfermé dans les chairs. -14. Aussi, l'un des moyens que vous
employez pour mettre les chrétiens à l'épreuve,
c'est de leur présenter des boudins gonflés de sang,
convaincus que cela leur est défendu et que c'est un moyen de
les faire sortir du droit chemin. Comment pouvez-vous donc croire que
ces hommes qui ont horreur du sang d'un animal (c'est une chose dont
vous êtes persuadés) sont avides de sang humain?
à moins peut-être que vous n'ayez, par
expérience, trouvé vous-mêmes ce sang plus
agréable au goût. - 15. Ce sang, il fallait donc
l'employer aussi pour éprouver les chrétiens, aussi
bien que le foyer du sacrifice, que le coffret à encens. Ils
seraient, en effet, convaincus d'être chrétiens tout
aussi bien en voulant goûter le sang humain qu'en refusant de
sacrifier; il faudrait, au contraire, nier qu'ils soient
chrétiens, s'ils ne le goûtaient pas, comme vous le
feriez s'ils sacrifiaient. Et, assurément, le sang humain ne
vous ferait pas défaut, au moment où vous interrogez
les prisonniers et où vous les condamnez.
16. Ensuite, qui donc est incestueux plutôt que ceux
à qui Jupiter lui-même a enseigné l'inceste? Les
Perses ont commerce avec leurs propres mères : c'est
Ctésias qui le rapporte. Les Macédoniens sont aussi
suspects, car, voyant pour la première fois la tragédie
d'dipe, la douleur du roi incestueux les fit rire et ils
s'écriaient : Ηλαυνε εἰς τὴν μητέρα.
- 17. Réfléchissez
maintenant, combien faciles sont les méprises qui font
commettre les incestes, quand la promiscuité de la
débauche en multiplie les occasions. D'abord, vous exposez vos
fils pour qu'ils soient recueillis par la compassion de quelque
étranger qui passe, ou vous les
|p41 émancipez pour qu'ils soient
adoptés par des parents meilleurs. Leur famille leur devient
étrangère et il est inévitable qu'un jour ils en
perdent le souvenir. Et aussitôt que l'erreur a pris racine,
dès lors l'occasion de l'inceste se produira, la famille
s'étendant avec le crime. - 18. Enfin, en tout lieu, chez
vous, à l'étranger, au delà des mers, la passion
vous accompagne, et les écarts qu'elle fait partout peuvent
facilement, à votre insu, vous faire procréer quelque
part des enfants même d'un parent, de sorte que ces enfants
disséminés, par les relations qui se nouent entre les
hommes, tombent sur leurs auteurs, sans que, dans leur ignorance
d'une parenté incestueuse, ils les reconnaissent. 19. Nous, au
contraire, nous sommes garantis d'une pareille
éventualité par une très vigilante et
très constante chasteté, et autant nous sommes à
l'abri de la débauche et de tout excès après le
mariage, autant nous le sommes aussi du hasard de l'inceste. Beaucoup
d'entre nous, plus sûrs encore, éloignent tout le danger
de cette erreur par une continence virginale, vieillards et enfants
tout ensemble. - 20. Si vous réfléchissiez que vous
commettez ces crimes, alors vous verriez clairement qu'ils n'existent
pas chez les chrétiens. Les mêmes yeux vous auraient
appris l'un et l'autre. Mais il y a deux espèces
d'aveuglements qui existent facilement ensemble : on ne voit pas ce
qui est et l'on croit voir ce qui n'est pas. C'est ce qui ressortira
de toute la suite. Maintenant je veux en arriver à ce qui est
public.
CHAPITRE X
1. « Vous n'honorez pas les dieux, dites-vous, et n'offrez
pas de sacrifices pour les empereurs. » - Que conclure de
là? Uniquement que nous ne sacrifions pas pour d'autres par
la raison qui nous empêche de
|p42 sacrifier pour nous-mêmes, et cette
raison, c'est qu'une fois pour toutes, nous nous abstenons d'honorer
les dieux. Voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme
coupables de sacrilège et de lèse-majesté. C'est
là le point capital de notre cause; ou plutôt c'est
là notre cause tout entière, et à coup sûr
elle mériterait d'être approfondie par vous, si ce
n'était pas la prévention ou l'injustice qui nous
jugent, car l'une ne s'occupe pas de la vérité et
l'autre la repousse.
2. Vos dieux, nous cessons de les honorer, du moment que nous
reconnaissons qu'ils ne sont pas des dieux. Ce que vous devez donc
exiger de nous, c'est que nous prouvions qu'ils ne sont pas des dieux
et partant qu'il ne faut pas les honorer, parce qu'il ne faudrait les
honorer que s'ils étaient des dieux. De même, les
chrétiens ne seraient punissables que s'il était
prouvé que ceux qu'ils refusent d'honorer, dans la croyance
qu'ils ne sont pas des dieux, sont réellement des dieux. - 3.
Mais pour nous, dites-vous, ils sont des dieux. - Nous en appelons,
oui, nous en appelons de vous-même à votre conscience:
que celle-là nous juge, que celle-là nous condamne, si
elle peut nier que tous vos dieux ont été deshommes! - 4. Et si elle aussi le nie, elle sera confondue, et
par les monuments de l'antiquité, de qui elle tient la
connaissance des dieux et qui rendent témoignage
jusqu'à nos jours, et par les villes où les dieux sont
nés, et par les pays où ils ont laissé des
traces de leurs uvres, où l'on montre même leurs
tombeaux.
5-6. Passerai-je donc maintenant en revue tous vos dieux, si
nombreux et si divers, dieux nouveaux et anciens, barbares ou Grecs,
Romains ou étrangers, captifs ou adoptifs, particuliers ou
communs, mâles ou femelles, des champs ou de la ville, marins
ou guerriers? Il serait oiseux d'énumérer même
leurs noms. Pour résumer donc brièvement - et je le
ferai, non pas pour |p43
vous les faire connaître, mais pour vous les rappeler,
car vous simulez de les avoir oubliés - je vous dirai qu'avant
Saturne, il n'y a chez vous aucun dieu : c'est à lui que
remonte l'origine de tout ce qu'il y a de meilleur et de plus connu
en fait de divinités. Donc, ce qui aura été
établi pour l'auteur de vos dieux s'appliquera aussi à
ses descendants. - 7. Saturne donc, si je m'en rapporte à ce
que disent les documents écrits, n'est pas autrement
mentionné que comme un homme, ni par Diodore le Grec, ni par
Thallus, ni par Cassius Severus, ni par Cornélius
Népos, ni par aucun des auteurs qui ont traité des
antiquités religieuses. Si je m'en rapporte à ce que
nous apprennent les preuves tirées de faits historiques, je
n'en trouve nulle part de plus sûres qu'en Italie même,
où Saturne, après de nombreuses expéditions et
après son séjour en Attique, s'établit et fut
reçu par Janus, ou, comme le veulent les Saliens, par Janis. -
8. La montagne qu'il avait habitée fut appelée la
montagne de Saturne (mons Saturnius)et la ville dont
il avait tracé l'enceinte porte encore le nom de Saturnia;
toute l'Italie enfin, après avoir reçu le nom
d'notria, portait le surnom de Saturnia. C'est lui qui
inventa les tablettes à écrire et la monnaie
marquée d'une effigie : et voilà pourquoi il
préside au trésor public. - 9. Et pourtant, si Saturne
est un homme, il est à coup sûrné d'un
homme, il n'est à coup sûr pas né du ciel et de
la terre. Mais, comme ses parents étaient inconnus, on a pu
facilement le dire fils de ceux dont nous pouvons tous paraître
être les fils. Qui, en effet, ne donnerait pas au Ciel et
à la Terre les noms de père et de mère, pour
montrer par là son respect et sa vénération, ou
bien pour se conformer à une coutume générale,
qui nous fait dire des inconnus et de ceux qui se montrent à
l'improviste devant nous, qu'ils sont tombés du ciel? -10.
Donc, comme Saturne |p44
paraissait à l'improviste partout, il lui arriva d'être
appelé « fils du Ciel », comme le vulgaire appelle
aussi « fils de la Terre » ceux dont il ignore l'origine.
Je m'abstiens de dire qu'alors les hommes menaient une vie si
grossière, que l'apparition de n'importe quel homme inconnu
les frappait à l'égal d'une apparition divine,
puisqu'aujourd'hui, devenus civilisés, ils consacrent et
mettent au nombre des dieux des hommes dont ils ont attesté la
mort en les enterrant, au milieu du deuil public, quelques jours
auparavant. - 11. J'en ai dit assez de Saturne, bien que je l'aie
fait en peu de mots. On démontrera de même que Jupiter
aussi est un homme, étant fils d'un homme, et que tout
l'essaim des dieux issus de cette famille est mortel, étant
semblable à son auteur.
CHAPITRE XI
1. Mais, n'osant pas nier que ces dieux étaient des hommes,
vous avez pris le parti d'affirmer qu'ils sont devenus dieux
après leur mort. Examinons donc les causes qui ont
amené cette apothéose. - 2. Tout d'abord, il faut que
vous admettiez l'existence d'un dieu suprême, en quelque sorte
propriétaire de la divinité, lequel a pu changer les
hommes en dieux. En effet, vos dieux n'auraient pu s'attribuer
eux-mêmes la divinité qu'ils n'avaient pas, et nul autre
n'aurait pu la fournir à ceux qui ne l'avaient pas, s'il ne la
possédait pas personnellement. - 3. Si, au contraire, il
n'existait personne qui eût pu les faire dieux, c'est en vain
que vous prétendez que vos dieux sont devenus dieux, car vous
supprimez leur auteur. Assurément, s'ils avaient pu se faire
dieux par eux-mêmes, jamais ils n'auraient revêtu la
condition humaine ayant le pouvoir d'en prendre une meilleure. - 4.
S'il existe donc un être qui peut faire des dieux, je reviens
à l'examen |p45
des raisons qu'il avait de changer des hommes en dieux; et
je n'en vois aucune, à moins que ce grand dieu n'ait eu besoin
de serviteurs et d'aides pour accomplir ses fonctions divines. Or, en
premier lieu, il serait indigne de lui qu'il eût besoin du
concours de quelqu'un, et surtout d'un mort, car il eût
été plus digne de lui de créer un dieu
dès le commencement, puisqu'il allait avoir besoin du concours
d'un mort. - 5. Mais encore je ne vois pas qu'il y ait eu place pour
ce concours. En effet, supposez que le vaste corps du monde que nous
avons sous les yeux, ne soit pas né et n'ait pas
été fait, suivant l'opinion de Pythagore, ou qu'il soit
né et qu'il ait été fait, suivant celle de
Platon : ce qui est certain, c'est que, après sa formation, il
s'est trouvé, une fois pour toutes, disposé, pourvu du
nécessaire, ordonné suivant les régies de la
raison. Le principe qui a donné à tout la perfection ne
saurait être imparfait. - 6. Il n'attendait nullement Saturne
et la race de Saturne. Bien simples d'esprit seront les hommes, s'ils
ne croient pas que dès l'origine les pluies sont
tombées du ciel, que les astres ont répandu leurs
rayons, que les lumières ont brillé, que les tonnerres
ont grondé, que Jupiter lui-même a craint les foudres
que vous lui mettez dans la main; et encore, que tous les fruits
sont sortis en abondance du sein de la terre avant Liber,
Cérés et Minerve, que dis-je? avant le premier homme,
parce que rien de ce qui est destiné à la conservation
et à l'entretien de l'homme n'a pu être introduit
seulement après lui. - 7. Enfin, on ne dit pas que ces dieux
ont créé, mais qu'ils ont découvert
toutes les choses nécessaires à la vie. Or, une
chose qu'on découvre existait déjà, et une chose
qui existait déjà ne doit pas être
attribuée à celui qui l'a découverte, mais
à celui qui l'a créée; car elle existait avant
d'être découverte. - 8. Au reste,
|p46 siLiber est
dieu pour le motif qu'il a fait connaître la vigne, on a mal
agi envers Lucullus, qui le premier apporta les cerises du Pont et en
répandit l'usage en Italie, de ne pas l'avoir divinisé
comme auteur d'un fruit nouveau, pour l'avoir fait connaître. -
9. Par conséquent, si dès l'origine l'univers s'est
maintenu, étant pourvu du nécessaire et
définitivement ordonné de telle façon qu'il
pouvait remplir ses fonctions, il n'existe de ce côté
aucun motif d'associer l'humanité à la divinité
: en effet, les emplois et les pouvoirs que vous avez répartis
entre vos dieux existaient dés l'origine, aussi bien que si
vous n'aviez pas créé ces dieux.
10. Mais vous vous tournez vers un autre motif et vous
répondez que la divinité est un encouragement
accordé pour récompenser les services rendus. Et vous
nous accordez ensuite, je suppose, que ce dieu, faiseur de dieux, se
distingue surtout par sa justice, n'ayant pas dispensé une
pareille récompense au hasard, ni sans qu'on la mérite,
ni avec prodigalité. - 11. Je veux donc passer en revue les
mérites, pour voir s'ils ont été de nature
à élever vos dieux jusqu'au ciel et non pas
plutôt à les plonger au fond du Tartare, que vous
regardez, quand cela vous plaît, comme la prison des
châtiments infernaux. - 12. Car c'est là qu'on a coutume
de reléguer tous ceux qui se sont rendus coupables
d'impiété envers leurs parents, d'inceste envers une
sur, d'adultère à l'égard d'une
épouse, les ravisseurs de jeunes filles, les corrupteurs
d'enfants, les violents, les meurtriers, les voleurs, les fourbes et
quiconque est semblable à un de vos dieux, car vous ne pourrez
pas prouver qu'un seul d'entre eux soit exempt de crimes ou de vices,
à moins de nier qu'il ait été homme.
13. Mais aux motifs qui vous empêchent de nier qu'ils aient
été des hommes, viennent s'ajouter encore les
|p47 caractères qui
ne permettent pas de croire non plus qu'ils sont devenus dieux
après. En effet, si c'est pour punir ceux qui leur ressemblent
que vous présidez vos tribunaux, si tous les honnêtes
gens fuient le commerce, la conversation, le contact des
méchants et des infâmes, et que, d'autre part, le dieu
suprême ait associé leurs pareils à sa
majesté, pourquoi donc condamnez-vous ceux dont vous adorez
les collègues? - 14. C'est un outrage au ciel que votre
justice! Divinisez plutôt tous les plus grands criminels, afin
de plaira à vos dieux! C'est un honneur pour ces dieux que
l'apothéose de leurs égaux!
15. Mais, pour laisser de côté l'exposé de ces
indignités, supposons qu'ils aient été
honnêtes, intègres et bons : combien d'hommes avez-vous
laissés dans les enfers, qui valent mieux qu'eux : un Socrate
par la sagesse, un Aristide par la justice, un Thémistocle par
ses exploits militaires, un Alexandre par sa grandeur, un Polycrate
par son bonheur, un Crésus par sa richesse, un
Démosthène par son éloquence! - 16. Qui, parmi
vos dieux, est plus grave et plus sage que Caton, plus juste et plus
vaillant que Scipion? Qui est plus grand que Pompée, plus
heureux que Sylla, plus riche que Crassus, plus éloquent que
Tullius? Combien il eût été plus digne du dieu
suprême d'attendre de tels hommes pour les associer à sa
divinité, lui qui certes connaissait d'avance les meilleurs!
Il s'est trop hâté, je suppose, il a fermé le
ciel une fois pour toutes, et maintenant il rougit certainement
d'entendre les meilleurs murmurer au fond des enfers.
CHAPITRE XII
1. En voilà assez sur ce point, car je sais que, quand je
vous aurai montré ce que sont vos dieux, je vous
|p48 aurai fait voir
d'après l'évidence même, ce qu'ils ne sont pas.
Or, au sujet de vos dieux, je ne vois que les noms de quelques
anciens morts, je n'entends que des fables et je m'explique votre
culte par ces fables. - 2. Pour ce qui est de leurs statues, je ne
vois rien d'autre que des matières surs de la vaisselle
et des meubles ordinaires; ou bien encore une. matière qui
provient de cette même vaisselle et de ce même mobilier,
et qui change de destinée par la consécration,
grâce à la liberté de l'art, qui lui donne une
autre forme, mais d'une manière si outrageante et par un
travail si sacrilège, que vraiment nous autres
chrétiens, qui sommes torturés
précisément à cause des dieux, nous trouvons
là une consolation à nos souffrances, en voyant vos
dieux supporter, pour devenir dieux, les mêmes tourments que
nous.
3. Vous attachez les chrétiens à des croix, à
des poteaux. Quelle est la statue qui ne soit d'abord formée
par l'argile appliquée à une croix et à un
poteau? C'est sur un gibet que le corps de votre dieu est d'abord
ébauché! - 4. Avec des ongles de fer, vous
déchirez les flancs des chrétiens. Mais tous les
membres de vos dieux sont assaillis plus violemment par les haches,
par les rabots et par les limes. On nous tranche la tête. Avant
le plomb, les soudures et les clous, vos dieux sont sans tête.
Nous sommes livrés aux bêtes. Ces bêtes sont
celles que vous mettez à côté de Liber, de
Cybèle et de Célestis. - 5. On nous livre au feu : on
fait subir le même sort à la matière de vos dieux
sous sa forme première. On nous condamne aux mines : c'est de
là que vos dieux tirent leur origine. On nous relègue
dans les îles : c'est dans une île que tel de vos dieux
naît ou meurt. Si tout cela donne un caractère divin
quelconque, ceux que vous punissez sont divinisés et il faut
regarder les supplices comme une apothéose.
|p49
6. Mais assurément vos dieux ne sentent pas ces outrages et
ces affronts qu'ils subissent pendant qu'on les fabrique, pas plus
qu'ils ne sentent les hommages qu'on leur rend. « Paroles
impies, injures sacrilèges », dites-vous.
Frémissez, écumez de colère! C'est
vous-mêmes qui applaudissez un Sénèque parlant de
votre superstition plus longuement et en termes plus amers. - 7. Si
donc nous n'adorons pas les statues et les images glacées,
tout à fait semblables aux morts qu'elles représentent,
et qui ne trompent pas les milans, les souris et les
araignées, le fait de répudier une erreur après
l'avoir reconnue ne méritait-il pas plutôt des
éloges qu'un châtiment? En effet, pouvons-nous passer
pour offenser des dieux qui, nous en sommes certains, n'existent pas? Ce qui n'existe pas ne peut souffrir de la part de personne, parce
qu'il n'existe pas.
CHAPITRE XIII
1. « Mais, dit-on, pour nous ce sont des dieux. » -
Comment se fait-il, d'autre part, qu'on vous trouve impies,
sacrilèges, irrespectueux envers vos dieux? que vous
négligiez ces dieux dont vous affirmez l'existence, que vous
détruisiez ces dieux que vous craignez, que vous vous moquiez
de ces dieux dont vous vous constituez même les vengeurs? - 2.
Jugez si je ne dis pas la vérité. D'abord, comme chacun
de vous adore ses dieux, vous offensez certainement ceux que vous
n'adorez pas. La préférence accordée à
l'un ne peut exister sans un affront pour un autre, car il n'y a pas
de choix sans réprobation. - 3. Vous méprisez donc ceux
que vous réprouvez et que vous ne craignez pas d'offenser en
les réprouvant. En effet, comme je l'ai dit plus haut en
passant, le sort de chaque dieu dépendait du jugement du
sénat. Un dieu n'était pas dieu,
|p50 si un homme
consulté sur lui n'en avait pas voulu et si, en n'en voulant
pas, il l'avait condamné.
4. Les dieux domestiques, que vous appelez Lares, vous les
soumettez, en effet, à l'autorité domestique : vous les
engagez, vous les vendez, vous les changez, faisant parfois une
marmite d'un Saturne, une écumoire d'une Minerve, à
mesure qu'ils se sont usés ou cassés par les hommages
mêmes qu'ils ont longtemps reçus, ou quand le
maître a senti que la nécessité domestique
était plus sainte qu'eux. - 5. Quant à vos dieux
publics, vous les outragez de même avec l'autorité du
droit public : dans la salle d'enchère, ils sont
déclarés tributaires. On se rend au Capitole, comme au
marché aux légumes; de part et d'autre, on entend la
voix du crieur, une pique est plantée en terre, et le questeur
prend note : la divinité est adjugée au plus offrant!
- 6. Et pourtant les terres chargées de tributs perdent de
leur prix, les hommes soumis à l'impôt de la capi-tation
perdent de leur estime, car ce sont là des marques de
captivité. Au contraire, plus les dieux paient de tributs,
plus ils sont saints; ou plutôt, plus ils sont saints, plus
ils paient de tributs. Leur majesté devient l'objet d'un
trafic infâme; la religion fait le tour des cabarets en
mendiant. Vous exigez qu'on paie, tant pour entrer dans l'enceinte
sacrée, tant pour avoir accès à l'autel du
sacrifice; on ne peut pas connaître les dieux pour rien, ils
sont à vendre.
7. Pour honorer vos dieux, que faites-vous donc que vous ne
fassiez aussi pour honorer vos morts? Vous leur élevez des
temples tout comme aux morts, des autels tout comme aux morts.
Même attitude et mêmes insignes dans les statues des uns
et des autres : le mort, devenu dieu, garde son âge, sa
profession, son occupation. Quelle différence y a-t-il entre
le banquet de Jupiter et le repas funèbre, entre le vase
à sacrifice |p51
et le vase à libations funèbres, entre
l'haruspice et l'embaumeur de morts? En effet, l'haruspice remplit
aussi des fonctions auprès des morts.
8. Mais il est naturel que vous accordiez aux empereurs
défunts les honneurs de la divinité, puisque vous les
leur rendez déjà pendant leur vie. Vos dieux vous en
seront reconnaissants, que dis-je? ils se féliciteront de
voir leurs maîtres devenir leurs égaux. - 9. Mais quand
c'est une Larentine, une courtisane (encore si c'était
Laïs ou Phryné!) que vous adorez parmi les Junons, les
Cérès et les Dianes; quand c'est Simon le Magicien
à qui vous dédiez une statue avec cette inscription :
« Au dieu saint »; quand c'est je ne sais quel favori,
sorti des écoles d'esclaves de la cour, que vous faites entrer
dans le conseil des dieux, alors vos anciens dieux, bien qu'ils ne
vaillent pas mieux, regarderont comme un affront de votre part que
vous ayez permis à d'autres ce que l'antiquité leur
avait réservé à eux seuls!
CHAPITRE XIV
1. J'ai envie de passer aussi en revue vos rites. Je ne parle pas
de ce que vous faites dans vos sacrifices : vous n'immolez que des
bêtes à demi mortes, pourries et galeuses; des victimes
grasses et saines, vous ne découpez que les morceaux de rebut,
c'est-à-dire les têtes et les pieds, choses que, chez
vous, vous auriez destinées aux esclaves et aux chiens; de la
dîme d'Hercule, vous ne placez pas même le tiers sur son
autel. Je louerai plutôt le bon sens que vous montrez en
sauvant au moins une partie de ce qui est perdu.
2. Mais, si je me tourne vers vos livres, qui vous forment
à la sagesse et à vos devoirs d'hommes libres, que de
choses ridicules j'y trouve! Vos dieux en sont venus aux mains entre
eux à cause des Troyens et des
|p52 Achéens et se sont battus comme des
couples de gladiateurs. Vénus fut blessée par la
flèche d'un mortel, parce qu'elle voulait sauver son fils
Énée, que le même Diomède avait failli
tuer. - 3. Mars enchaîné pendant treize mois faillit en
mourir; Jupiter eût subi la même violence de la part des
autres habitants du ciel, s'il n'avait été
délivré par une sorte de monstre; tantôt il
pleure la mort de Sarpédon; tantôt, honteusement
épris de sa sur, il lui rappelle ses amantes
antérieures, dont aucune, dit-il, ne lui a inspiré une
passion aussi vive. - 4. Dans la suite, quel poète, à
l'exemple de leur prince, ne voit-on pas déshonorer les dieux? L'un voue Apollon à la garde des troupeaux du roi
Admète; l'autre loue Neptune à Laomédon comme
maçon. - 5. Il est un poète fameux parmi les lyriques,
je veux dire Pindare, qui chante qu'Esculape fut frappé de la
foudre à cause de sa cupidité, parce qu'il
exerçait la médecine d'une manière criminelle.
Jupiter fut méchant, si c'est à lui que la foudre
appartient : il fut inhumain envers son petit-fils et jaloux de cet
habile médecin. - 6. Ces faits, s'ils sont vrais, ne devaient
pas être divulgués, et, s'ils sont faux, ils ne devaient
pas être inventés par des hommes zélés
pour la religion. Les poètes tragiques ou comiques ne se font
pas faute non plus d'attribuer à un dieu les malheurs ou les
égarements de quelque famille illustre.
7. Je ne dis rien des philosophes, me contentant de citer Socrate,
qui, pour faire honte aux dieux, jurait par un chêne, par un
bouc et par un chien. « Mais, dira-t-on, Socrate fut
condamné précisément parce qu'il
détruisait les dieux. » - Oui, depuis longtemps, ou mieux
depuis toujours, la vérité est en butte à la
haine. - 8. D'ailleurs les Athéniens se repentirent de leur
sentence, ils frappèrent plus tard les accusateurs de Socrate
et lui élevèrent une statue d'or dans un temple :
|p53 l'abrogation de la
sentence rend témoignage en faveur de Socrate. Mais
Diogène se permet aussi je ne sais quelles railleries envers
Hercule, et Varron, ce cynique romain, met en scène trois
cents Jupiters sans tête.
CHAPITRE XV
1. Les autres inventions bouffonnes font même servir
à vos divertissements le déshonneur des dieux. Voyez
les élégantes bouffonneries des Lentulus et des
Hostilius : est-ce des mimes ou de vos dieux que vous riez en
entendant ces plaisanteries, en voyant les tours qu'on leur joue?
C'est « Anubis adultère », et « La Lune homme
», et « Diane battue de verges », et «
L'ouverture du testament de feu Jupiter », et « Les trois
Hercules affamés tournés en ridicule ». - 2. Les
pièces jouées par les pantomimes montrent aussi toutes
les turpitudes de vos dieux. Le Soleil pleure son fils
précipité du ciel, et cela vous divertit; Cybèle
soupire pour un berger dédaigneux, et vous n'en rougissez pas; vous supportez qu'on chante les aventures de Jupiter et que Junon,
Vénus et Minerve aient un berger pour juge. - 3. Et quand
l'image de votre dieu revêt une tête ignominieuse et
infâme, quand c'est un corps impur et dressé à
cet art par une vie efféminée qui représente une
Minerve ou un Hercule, la majesté divine n'est-elle pas
violée et la divinité n'est-elle pas outragée?
Et vous applaudissez!
4. Vous êtes plus religieux, sans doute, dans
l'amphithéâtre, où l'on voit également vos
dieux danser dans le sang humain, sur les restes souillés des
suppliciés, car ils fournissent aux criminels des
thèmes et des sujets, à moins que les criminels n'y
jouent même au naturel le personnage de vos dieux. - 5. Nous
avons vu naguère nous-même Attis mutilé, ce
dieu |p54
fameux de Pessinonte, et un autre, qui
jouait Hercule, brûlé vif. Nous avons ri aussi, dans les
intermèdes cruels de midi, de Mercure qui éprouvait les
morts avec le fer rouge; nous avons vu encore le frère de
Jupiter, armé d'un marteau, emmener les cadavres des
gladiateurs. - 6. Tous ces spectacles et ceux qu'aujourd'hui encore
on pourrait trouver, s'ils jettent bas le faîte de la
majesté divine, tirent leur origine du mépris de ceux
qui les représentent et de ceux pour qui on les
représente.
7. Mais, soit, ce ne sont là
que des jeux! Si j'ajoutais (ce que vos consciences ne
désavoueront pas) que c'est dans les temples que se concertent
les adultères, que c'est entre les autels que se traitent les
marchés infâmes, que c'est le plus souvent dans les
cellules mêmes des gardiens du temple et des prêtres,
sous les bandelettes, les bonnets et la pourpre, que la passion
s'assouvit, tandis que l'encens brûle; si j'ajoute tout cela,
je me demande si vos dieux n'ont pas plus à se plaindre de
vous que des chrétiens. Ce qui est sûr, c'est que, si
l'on prend sur le fait des sacrilèges, ils sont des
vôtres; car les chrétiens ne fréquentent pas vos
temples, même le jour. Il est vrai que, s'ils honoraient ces
temples, ils les dépouilleraient peut-être, eux
aussi.
8. Qu'adorent-ils donc, ceux qui
n'adorent pas de pareils dieux? Il est facile de comprendre qu'ils
adorent la vérité, ceux qui n'adorent pas le mensonge,
et qu'ils ne vivent plus dans l'erreur. Comprenez d'abord cela et
puis écoutez toute l'ordonnance de notre religion; mais
auparavant, je vais réfuter les opinions fausses que vous en
avez.
CHAPITRE
XVI
1. Donc, avec certain de vos auteurs,
vous avez rêvé qu'une tête d'âne
était notre dieu. C'est Cornélius |p55
Tacite qui est l'auteur de ce
soupçon. - 2. En effet, dans le quatrième livre de ses
Histoires, qui traite de la guerre des Juifs, il remonte
à l'origine de cette nation et, sur l'origine même, sur
le nom et la religion de ce peuple, il expose tout ce qu'il lui
plaît. Puis il raconte que les Juifs, délivrés du
joug de l'Egypte ou, comme il le pense, exilés de ce pays,
furent tourmentés par la soif dans les déserts de
l'Arabie, tout à fait dépourvus d'eau. Prenant pour
guides des ânes sauvages, qui, croyaient-ils, allaient chercher
à boire, au sortir du pâturage, ils auraient
trouvé des sources. Par reconnaissance pour ce service, ils
auraient consacré la figure d'un animal semblable. - 3. Et
voilà, je pense, d'où l'on a conclu que, nous autres,
étant apparentés à la religion juive, nous
sommes initiés au culte de la même idole. Cependant ce
même Tacite, si fertile en mensonges, rapporte encore, dans la
même histoire, que Gnaeus Pompée, ayant pris
Jérusalem, entra dans le temple pour surprendre les
mystères de la religion juive, mais qu'il n'y trouva aucun
simulacre. - 4. Et pourtant, si l'objet du culte des Juifs avait
été une image quelconque, c'est dans le sanctuaire
qu'ils l'auraient exposée plutôt que partout ailleurs,
d'autant que leur culte, tout vain qu'il pût être,
n'avait pas à craindre les témoins étrangers. En
effet, il n'était permis qu'aux prêtres d'entrer dans le
sanctuaire, et un voile déployé en dérobait la
vue aux autres. - 5. Quant à vous, vous ne nierez pas que vous
n'adoriez toutes les bêtes de somme et les chevaux tout
entiers, avec leur Epone. Voici peut-être pourquoi on trouve
à redire chez les chrétiens : c'est que, parmi les
adorateurs de bêtes de toute espèce, nous n'adorions que
les ânes.
6. Quant à celui qui croit que
nous rendons un culte à une croix, il sera, lui aussi, notre
coreligionnaire. Quand un morceau de bois est adoré, peu
importe |p56 l'aspect qu'il
nous présente, puisque la qualité de la matière
est la même; peu importe la forme du bois, si le bois
lui-même est censé le corps d'un dieu. Et d'ailleurs,
quelle différence y a-t-il entre le montant d'une croix et
Pallas d'Athènes et Cérès de Pharos, qui sont
exposés aux regards du public, sans image, sous la figure d'un
pieu grossier et d'un informe morceau de bois? - 7. Tout morceau de
bois, qui est fixé dans une position verticale, est une partie
de la croix. Après tout, si nous adorons une croix, nous
adorons le dieu entier. Nous avons dit plus haut qu'à leur
origine vos dieux sont ébauchés par les modeleurs au
moyen d'une croix. Mais vous adorez aussi les Victoires, bien que
dans les trophées il y ait des croix, celles qui forment les
entrailles des trophées. - 8. Toute la religion militaire des
Romains révère les enseignes, jure par les enseignes,
met les enseignes au-dessus de tous les dieux. Toutes ces images dont
vous ornez les enseignes, sont la parure des croix; les voiles de
vos étendards et de vos bannières sont le
vêtement des croix. Je loue votre goût : vous n'avez pas
voulu consacrer des croix nues et sans ornements.
9. D'autres, se faisant de nous une
idée plus humaine et plus vraisemblable, croient que le soleil
est notre dieu. Si cela est, on nous rangera parmi les Perses, bien
que nous n'adorions pas le soleil peint sur une toile, ayant partout
le soleil lui-même dans la voûte céleste. - 10.
Pour en finir, l'origine de ce soupçon, c'est le fait bien
connu que nous nous tournons vers l'Orient pour prier. Mais beaucoup
d'entre vous, affectant parfois d'adorer, eux aussi, les choses
célestes, se tournent vers le soleil levant, en remuant les
lèvres. - 11. De même, si nous donnons à la joie
le jour du soleil pour une tout autre raison que pour rendre un culte
au soleil, nous ne faisons que suivre en cela ceux |p57
d'entre vous qui vouent le jour
de Saturne à l'oisiveté et aux festins, et qui
s'écartent d'ailleurs aussi de la coutume juive, qu'ils
ignorent.
12. Mais récemment on a
publié dans cette ville une représentation nouvelle de
notre Dieu : un scélérat, qui se loue pour exciter les
bêtes fauves, a exposé en public un tableau avec cette
inscription : « Le dieu des chrétiens, race d'âne.
» Ce dieu avait des oreilles d'âne, un pied de corne,
portait un livre à la main et était vêtu de la
toge. Nous avons ri, et du nom et de la figure. - 13. Mais vraiment
nos adversaires auraient dû à l'instant adorer ce dieu
à double forme, puisqu'ils ont accueilli des divinités
avec des têtes de chien et de lion, avec des cornes de
chèvre et bélier, boucs depuis les reins, serpents
depuis les cuisses, portant des ailes aux pieds et au dos. - 14. J'ai
dit tout cela sans qu'il en fût besoin, ne voulant pas
sciemment négliger de réfuter un seul des reproches que
nous fait la renommée. Nous allons maintenant nous tourner
vers l'exposé de notre religion et nous achèverons de
nous justifier de toutes ces calomnies.
CHAPITRE
XVII
1.Ce que nous adorons, c'est
un Dieu unique, qui, par sa parole qui commande, par son intelligence
qui dispose, par sa vertu qui peut tout, a tiré du
néant toute cette masse gigantesque avec les
éléments, les corps, les esprits qui la composent, pour
servir d'ornement à sa majesté : c'est aussi pourquoi
les Grecs ont donné au monde un nom qui signifie ornement (κόσμος).
- 2. Dieu est invisible, bien qu'on le voie; il est insaisissable,
bien que sa grâce nous le rende présent;
incompréhensible, bien que nos facultés puissent le
concevoir : c'est ce qui prouve sa vérité et sa
grandeur. |p58 Les autres
choses qu'on peut voir, saisir, comprendre à la manière
ordinaire, sont inférieures aux yeux qui les voient, aux mains
qui les touchent, aux sens qui les découvrent. - 3. Mais ce
qui est infini n'est parfaitement connu que de soi-même. Ce qui
fait comprendre Dieu, c'est l'impossibilité de le comprendre :
l'immensité de sa grandeur le dévoile et le cache tout
à la fois aux hommes. Et toute leur faute consiste à ne
pas vouloir connaître celui qu'ils ne sauraient ignorer. 4-5.
Voulez-vous que nous prouvions l'existence de Dieu par ses ouvrages,
si nombreux et si beaux, qui nous conservent, qui nous soutiennent,
qui nous réjouissent, par ceux-mêmes qui nous effraient? par le témoignage même de l'âme, qui, bien
qu'à l'étroit dans la prison du corps, bien que
pervertie par une éducation mauvaise, bien
qu'énervée par les passions et la concupiscence, bien
qu'asservie aux faux dieux, lorsqu'elle revient à
elle-même, comme si elle sortait de l'ivresse ou du sommeil, ou
de quelque maladie, et qu'elle recouvre la santé, invoque Dieu
sous ce seul nom, parce que le vrai Dieu est unique. « Dieu est
grand, Dieu est bon! » et « ce qu'il plaira à Dieu
», voilà le cri universel. - 6. Elle le reconnaît
aussi pour juge : « Dieu le voit » et « Je me repose
sur Dieu » et « Dieu me le rendra ». O
témoignage de l'âme naturellement chrétienne!
Et, en prononçant ces paroles, ce n'est pas vers le Capitule
qu'elle tourne les yeux, mais vers le ciel. Elle connaît, en
effet, le séjour du Dieu vivant : c'est de Lui, c'est de
là qu'elle est descendue.
CHAPITRE
XVIII
1. Pour que nous puissions
acquérir une connaissance plus complète et plus
profonde de lui-même, de ses commandements et de ses
volontés, il nous a donné |p59 par
surcroît des monuments écrits, où nous pouvons
chercher Dieu, et après l'avoir cherché, le trouver, et
après l'avoir trouvé, croire en lui, et après
avoir cru en lui, le servir. - 2-3. En effet, dès l'origine,
il a envoyé dans le monde des hommes dignes, par leur justice
et par leur innocence, de connaître Dieu et de le faire
connaître, des hommes remplis de l'esprit divin, pour annoncer
qu'il n'existe qu'un seul Dieu, qui a tout créé, qui a
formé l'homme du limon, - car c'est là le vrai
Prométhée, qui a distribué le temps en
périodes, commençant et finissant suivant des lois
invariables, - pour annoncer ensuite quels signes de la
majesté de ses jugements il a donnés dans les pluies et
les feux du cie!, quelles lois il a établies pour bien
mériter de lui, quelles peines ou quelles récompenses
il a fixées pour ceux qui les ignorent ou les désertent
et pour ceux qui les observent; en effet, à la fin des temps,
il viendra juger ses fidèles pour les récompenser de la
vie éternelle, et les impies pour les punir par un feu
également perpétuel et sans fin, après avoir
ranimé, ressuscité et passé en revue tous les
hommes, morts depuis le commencement, pour rémunérer
chacun suivant son mérite. - 4. Il fut un temps où nous
riions, comme vous, de ces vérités. Car nous sortons de
vos rangs. On ne naît pas chrétien, on le
devient.
5. Les prédicateurs dont nous
avons parlé sont appelés prophètes à
cause de la mission qu'ils avaient de prédire. Leurs paroles
et leurs uvres, par lesquelles ils prouvaient la
divinité de leur mission, sont conservées dans les
trésors des Livres Saints, et ceux-ci ne sont pas
cachés. Ptolémée, surnommé Philadelphe,
roi très savant et très fin connaisseur de tout genre
de littérature, rivalisant avec Pisistrate, je pense, par le
goût des bibliothèques, réunit beaucoup de livres
d'histoire renommés par leur ancienneté ou |p60
curieux sous quelque rapport;
sur le conseil de Démétrius de Phalère, le plus
célèbre des grammairiens de ce temps-là, qu'il
avait fait conservateur de sa bibliothèque, il fit aussi
demander des livres aux Juifs, à savoir leurs écrits
à eux, conçus dans leur langue, qu'ils étaient
seuls à posséder. - 6. En effet, c'est aux Juifs seuls
que les prophètes, qui étaient Juifs eux-mêmes,
avaient parlé, au peuple adoptif de Dieu, en vertu de la
grâce accordée à leurs pères. On appelait
autrefois Hébreux ceux qu'on appelle Juifs maintenant, et
c'est pourquoi leur littérature et leur langue s'appellent
hébraïques. -7. Mais les Juifs fournirent aussi à
Ptolémée le moyen de comprendre ces livres : ils lui
donnèrent soixante-douze interprètes, que le philosophe
Ménédème lui-même, rendant ainsi gloire
à la Providence, a admirés à cause de
l'uniformité de leurs versions. C'est une chose que vous
affirme aussi Aristée. - 8. C'est ainsi que ces monuments,
traduits en langue grecque, sont visibles, aujourd'hui encore, au
temple de Sérapis, dans la bibliothèque de
Ptolémée, avec l'original hébreu. - 9. Les Juifs
aussi les lisent publiquement : c'est une liberté pour
laquelle ils paient un tribut. Partout on va les entendre le jour du
sabbat. Quiconque les entendra, trouvera Dieu; quiconque s'efforcera
de comprendre, sera forcé de croire.
CHAPITRE
XIX
1. L'autorité de ces documents
repose donc tout d'abord sur leur haute antiquité. Chez vous
aussi, on prouve la crédibilité d'une chose par son
antiquité, aussi respectable que la religion. - 2. Or, tous
les éléments et tous les matériaux, les
origines, les dates, le fond même de tous vos écrits les
plus anciens, la plupart de vos nations aussi et de vos villes
fameuses,
|p61 les
mystères de vos histoires et de vos mémoires, enfin
jusqu'aux caractères de l'écriture, ces témoins
et ces gardiens des faits, et (car c'est trop peu dire) vos dieux
eux-mêmes, vos dieux, je le répète, et vos
temples et vos oracles et vos cérémonies - tout cela,
dis-je, est surpassé en antiquité par l'écrin
qui renferme les livres d'un seul prophète, écrin
où est gardé le trésor de la religion juive et
par conséquent aussi de la nôtre. - 3. Si vous avez
entendu le nom d'un Moïse (ne parlons pour le moment que de
lui), il est contemporain d'Inachus l'Argien; il est
antérieur d'environ quatre cents ans (il n'en manque que sept)
à Danaus, qui est, lui, le plus ancien de vos rois; il est
antérieur d'environ quatre mille ans au désastre de
Priam; je pourrais dire encore qu'il précéda
Homère de cinq cents ans de plus, et les auteurs ne me
feraient pas défaut. - 4. Les autres prophètes sont
postérieurs à Moïse, mais les plus récents
d'entre eux sont-ils moins anciens que vos sages, vos
législateurs et vos historiens?
5. Nous pourrions prouver tout cela
par des calculs chronologiques : le travail ne serait pas difficile,
mais démesuré, il ne serait pas ardu, mais trop long
pour le moment. Il faut, en effet, mettre en uvre de nombreux
documents et se livrer à de longs calculs sur le bout des
doigts; il faut dépouiller les archives des nations les plus
anciennes, des Égyptiens, des Chaldéens, des
Phéniciens. - 6. Il faut consulter ceux de leurs concitoyens
qui nous ont fourni ces connaissances, non seulement Manéthon
l'Égyptien et Bérose le Chaldéen, mais encore
Hiéromus le Phénicien, roi de Tyr; et puis aussi leurs
successeurs, Ptolémée de Mendès, Ménandre
d'Éphèse, Démétrius de Phalère, le
roi Juba, Apion, Thallus, et enfin Josèphe le Juif, historien
national, qui s'est fait le vengeur des antiquités juives, et
tantôt approuve, tantôt réfute les
précédents.
|p62 - 7. Il faut
aussi conférer les livres sur l'origine des peuples grecs,
établir la date des événements, pour expliquer
l'enchaînement des temps, chose nécessaire pour
éclairer la chronologie. Il faut enfin parcourir leshistoires et les livres du monde entier. Et d'ailleurs, nous
venons de fournir une partie de la preuve, en indiquant
brièvement les moyens de la faire. - 8. Mais il vaut mieux
l'ajourner, de peur de ne pas l'approfondir en nous pressant, ou de
nous écarter trop en voulant approfondir.
CHAPITRE
XX
1. Pour vous dédommager de cet
ajournement, nous vous offrons maintenant quelque chose de plus
important : c'est la majesté des Ecritures. Elle prouvera leur
divinité, si leur ancienneté ne la prouve pas, si leur
antiquité est mise en doute. Et il ne faut pas chercher
longtemps ni loin pour s'en convaincre; vous avez sous les yeux les
choses qui vous en instruiront : le monde, le temps et les
événements. - 2-3. Tout ce qui se passe aujourd'hui,
était prédit; tout ce que nous voyons, était
annoncé. La terre engloutit des villes; les mers submergent
des îles; les guerres étrangères et civiles
déchirent les peuples; les royaumes heurtent les royaumes;
la famine et la peste et tous les désastres locaux et les
nombreux cas de mort désolent certains pays; les petits sont
élevés et les grands sont abaissés; la justice
devient rare, l'iniquité devient fréquente, l'amour du
bien s'engourdit; les saisons mêmes et les
éléments se dérangent et ne remplissent plus
leur office; l'ordre de la nature est troublé par des signes
néfastes et des prodiges : or, toutes ces calamités
étaient annoncées d'avance dans les Ecritures. Pendant
que nous les souffrons, nous les lisons; pendant que nous |p63
les lisons, elles se
vérifient. La vérité d'une prophétie est,
sans nul doute, une preuve solide de sa divinité. - 4. Il en
résulte que nous pouvons aussi avoir foi, en toute
sûreté, dans les prédictions qui doivent encore
se réaliser; car elles sont déjà
vérifiées, parce qu'elles ont été faites
avec celles qui se vérifient tous les jours. Ce sont les
mêmes voix qui retentissent, les mêmes livres qui les
notent, le même esprit qui inspire; il n'y a qu'un temps pour
le prophète qui prédit l'avenir. -5. Aux yeux des
hommes ordinaires, le temps est distingué, pendant qu'il
s'écoule, et l'on oppose le présent au futur, et le
passé au présent. Quel tort avons-nous, je vous le
demande, de croire à l'avenir, puisque nous avons appris
à croire les prophètes en ce qui concerne le
passé et le présent?
CHAPITRE
XXI
1-2. Mais comme nous venons de
déclarer que notre religion est fondée sur les
monuments écrits des Juifs qui sont si anciens, alors qu'on
sait généralement (et nous en convenons
nous-mêmes.) qu'elle est elle-même assez récente,
puisqu'elle date de l'époque de Tibère, peut-être
voudra-t-on discuter, pour ce motif, sa situation et dira-t-on que,
sous le couvert d'une religion très fameuse et
autorisée par la loi, notre religion cache des idées
nouvelles, qui lui sont propres, surtout qu'indépendamment de
l'âge, nous ne sommes pas d'accord avec les Juifs pour
l'abstinence de certains aliments, ni pour les jours de fête,
ni pour le signe physique qui les distingue, ni pour la
communauté du nom, - ce qui devrait être, à coup
sûr, si nous étions serviteurs du même Dieu. - 3.
Mais il n'est pas jusqu'au peuple qui ne reconnaisse
déjà dans le Christ un homme ordinaire, tel que les
Juifs l'ont jugé, de sorte qu'on nous
|p64 prendra plus
facilement pour les adorateurs d'un homme. En vérité,
nous ne rougissons pas du Christ, puisque nous sommes fiers de porter
son nom et d'être condamnés pour son nom; et pourtant
nous n'avons pas de Dieu une autre conception que les Juifs. Il est
donc nécessaire que je m'explique en quelques mots sur la
divinité du Christ.
4 Les Juifs avaient obtenu
auprès de Dieu le privilège de la grâce, à
cause de l'insigne justice et de la foi de leurs premiers
pères : de là, la grandeur de leur race et la puissance
de leur royaume. Ils eurent aussi le bonheur extraordinaire
d'entendre la parole de Dieu, qui leur enseignait les moyens de se
concilier la faveur de Dieu et les mettait en garde contre tout ce
qui l'offense. - 5. Mais, enorgueillis par la confiance de leurs
pères, ils s'écartèrent de la loi divine d'une
manière impie et commirent toutes sortes de
prévarications. S'ils ne l'avouaient eux-mêmes, le
malheur où ils sont plongés aujourd'hui le prouverait
assez. Dispersés, vagabonds, bannis de leur pays, ils errent
par toute la terre, n'ayant pour roi ni un homme ni un Dieu, et il ne
leur est pas permis de mettre le pied sur le sol de la patrie et de
le saluer, même à titre d'étrangers. - 6. Les
saints oracles, qui leur prédisaient ces malheurs, ne
cessaient de leur annoncer en même temps que, dans les derniers
temps, Dieu se choisirait, parmi toutes les nations et tous les
peuples et dans tous les lieux, des adorateurs beaucoup plus
fidèles, sur qui il transporterait sa grâce, et une
grâce plus abondante, à cause de leur aptitude à
recevoir une doctrine plus complète.
7. Il est donc venu Celui qui,
suivant les prophéties, devait venir pour renouveler et mettre
en lumière cette doctrine, le Christ, Fils de Dieu. L'auteur
et le maître de cette grâce et de cette doctrine, la
lumière et le guide du genre humain, était
annoncé comme étant le
|p65 Fils de Dieu;
mais il ne fut pas engendré de telle façon qu'il
eût à rougir de son nom de fils ou de son origine
paternelle. - 8. Il n'a pas, Lui, subi l'affront de devoir le jour
à l'inceste d'une sur, au déshonneur d'une fille
ou d'une épouse étrangère, et il n'a pas eu pour
père un dieu couvert d'écailles, encorné ou
emplumé, un dieu changé en pluie d'or, comme l'amant de
Danaé. Elles sont de Jupiter, ces infamies indignes d'un dieu
et que vous commettez! - 9. D'autre part, le Fils de Dieu n'est pas
même né d'un amour impudique; la mère que nous
lui voyons n'était pas même mariée. Mais je vais
d'abord expliquer sa nature et l'on comprendra le mystère de
sa nativité.
10. Nous avons déjà dit
que Dieu a créé cet univers que nous voyons, par sa
parole, par sa raison et par sa puissance. Vos philosophes sont aussi
d'accord pour dire que c'est le logos, c'est-à-dire
« la parole et la raison », qui est l'auteur de l'univers.
Zénon le désigne comme l'artisan qui a tout
formé et tout disposé; il dit qu'on l'appelle aussi
« destin, dieu, âme de Jupiter, nécessité de
toutes choses », Cléanthe réunit tout cela pour
l'attribuer à l'« esprit », qui circule, dit-il,
à travers tout l'univers. - 11. Or, nous aussi, nous regardons
la parole et la raison et la puissance, par lesquelles Dieu a tout
créé, ainsi que nous l'avons dit, comme une substance
propre que nous appelons « esprit » : la parole est dans
cet esprit quand il commande, la raison l'assiste quand il dispose,
la puissance y préside quand il réalise. Nous avons
appris que Dieu a proféré cet esprit et qu'en le
proférant il l'a engendré, et que pour cette raison il
est appelé Fils de Dieu et Dieu même à cause de
l'unité de la substance; car Dieu aussi est esprit. - 12.
Quand un rayon est lancé hors du soleil, c'est une partie qui
part du tout; mais le soleil est dans le rayon, parce que |p66
c'est un rayon du soleil, et que
la substance n'est pas divisée, mais étendue. Ainsi
l'esprit vient de l'esprit et Dieu de Dieu, comme la lumière
qui s'allume à la lumière. Le foyer de la
lumière demeure entier et ne perd rien, même s'il
communique sa nature par plusieurs canaux. - 13. Ainsi, ce qui est
sorti de Dieu est Dieu, Fils de Dieu, et les deux ne font qu'un;
ainsi l'esprit vient de l'esprit et Dieu de Dieu; il est le second
quant àla forme, le second quant au degré, non
quant à la nature, et il est sorti de sa source sans s'en
être détaché 1 (1).
14. Donc ce rayon de Dieu, comme il
avait été toujours prédit auparavant, descend
dans une Vierge et s'étant incarné dans son sein, il
naît homme uni à Dieu. La chair unie à l'esprit
se nourrit, croît, parle, enseigne, opère, et
voilà le Christ. Acceptez pour le moment cette doctrine, ne
fût-elle qu'une « fable », semblable aux
vôtres, en attendant que je vous montre (§ 17 et ch.
XXIII, 12) comment le Christ est prouvé et quels sont ceux qui
ont fait circuler parmi vous des fables comparables à
celle-là, pour détruire la vérité. - 15.
Les Juifs savaient aussi que le Christ devait venir, car c'est
à eux que parlaient les prophètes. Et, en effet,
aujourd'hui encore ils attendent sa venue, et entre eux et nous il
n'y a pas d'autre sujet de contestation plus grand que leur refus de
croire qu'il est déjà venu. Car deux avènements
du Christ étaient annoncés : l'un, qui s'est accompli,
dans l'humilité de la condition humaine; l'autre, qui est
attendu pour la consommation du siècle, dans la sublime
splendeur de la divinité clairement manifestée. Or, ne
comprenant pas le premier, ils ont cru que le second était
l'unique, et ils
|p67
l'espèrent toujours, comme étant plus clairement
prédit. - 16. Par leur péché ils ont
mérité, en effet, de ne pas comprendre le premier : ils
l'auraient cru, s'ils l'avaient compris et ils auraient obtenu le
salut, s'ils l'avaient cru. Ils lisent eux-mêmes dans
l'Ecriture qu'ils ont été privés, par
châtiment, de la sagesse et de l'intelligence, de l'usage des
yeux et des oreilles.
17. De son abaissement, ils avaient
donc conclu que ce n'était qu'un homme; et naturellement,
à cause de sa puissance, ils le prirent pour un magicien : en
effet, ils le voyaient, par sa parole, chasser les démons du
corps des hommes, rendre la vue aux aveugles, purifier les
lépreux, faire marcher les paralytiques, enfin faire revenir
les morts à la vie, toujours par sa parole, se faire servir
par les éléments, apaisant les tempêtes et
marchant sur les eaux, montrant ainsi qu'il était le Verbe de
Dieu, c'est-à-dire le Logos, le Verbe éternel,
premier-né, accompagné de sa puissance et de son
intelligence, soutenu par son esprit, qu'il était
celui-là même qui, par sa parole, fait tout et a tout
fait. - 18. En entendant prêcher sa doctrine, qui confondait
les docteurs et les notables des Juifs, ceux-ci étaient
exaspérés, surtout qu'ils voyaient une multitude
immense se détourner vers lui : c'est au point que,
finalement, ils le livrèrent à Ponce Pilate, qui
gouvernait alors la Syrie au nom des Romains, et par la violence de
leurs suffrages ils forcèrent le procurateur à le leur
abandonner pour l'attacher à la croix. Lui-même avait
prédit qu'ils agiraient ainsi; ce n'est pas assez, les
prophètes l'avaient aussi prédit auparavant. - 19. Et
d'ailleurs, attaché à la croix, il a fait, en subissant
cette mort, beaucoup de prodiges qui lui sont propres. En effet, il
rendit l'âme de lui-même, en prononçant ses
dernières paroles, et prévint l'office du bourreau. Au
même instant, le jour fut privé de soleil, |p68
qui n'était arrivé
qu'au milieu de sa course. Ce prodige fut certainement pris pour une
éclipse par ceux qui ne savaient pas qu'il avait aussi
été prédit pour la mort du Christ. Et pourtant
vous le trouvez consigné dans vos archives comme un accident
mondial. - 20. Alors, les Juifs, après avoir
détaché le corps et après l'avoir
déposé dans un sépulcre, le firent surveiller
avec grand soin par une garde militaire : comme il avait
prédit qu'il ressusciterait d'entre les morts au
troisième jour, ils avaient peur que ses disciples, emportant
furtivement le cadavre, ne trompassent leurs soupçons.
- 21. Mais voici qu'au
troisième jour, la terre tremble tout à coup, la pierre
énorme placée sur le sépulcre s'écarte,
la garde se disperse frappée de frayeur, les disciples ne se
montrent pas, et dans le sépulcre on ne trouve rien d'autre
que la dépouille d'un tombeau. -
22. Néanmoins les notables, qui avaient intérêt
à faire croire à un crime et à faire revenir de
sa foi un peuple tributaire et placé sous leur
dépendance, répandirent le bruit qu'il avait
été dérobé par ses disciples. En effet,
lui, de son côté, ne parut pas devant la multitude, pour
ne pas arracher les impies à l'erreur et aussi pour que la
foi, destinée à une si précieuse
récompense, coûtât quelque peine aux hommes. - 23.
Mais il passa jusque quarante jours avec quelques disciples en
Galilée, province de Judée, leur enseignant ce qu'ils
devaient enseigner eux-mêmes. Et puis, leur ayant confié
la mission de prêcher par toute la terre, enveloppé d'un
nuage, il monta au ciel : ascension beaucoup plus vraie que celle que
chez vous des Proculus ont coutume d'attribuer aux
Romulus.
24. Pilate, qui était
lui-même déjà chrétien dans le cur,
annonça tous ces faits relatifs au Christ, à
Tibère, alors César. Les Césars eux-mêmes
auraient cru au Christ, si les Césars n'étaient pas
nécessaires
|p69 au
siècle, ou si les Césars avaient pu être
chrétiens en même temps que Césars. - 25. Quant
aux disciples, se répandant par le monde, ils obéirent
au précepte de leur Maître divin; après avoir,
eux aussi, beaucoup souffert des Juifs persécuteurs, confiants
dans la vérité, ils finirent par semer avec joie le
sang chrétien à Rome, pendant la cruelle
persécution de Néron. - 26. Mais nous vous montrerons
que ceux-là mômes que vous adorez sont des
témoins irrécusables du Christ. C'est un grand point,
que je puisse alléguer (ch. XXIII, 11), pour vous obliger de
croire les chrétiens, ceux-là mêmes qui vous
empêchent de croire les chrétiens. Pour le moment,
voilà l'histoire chronologique de notre religion, voilà
l'origine de son nom et de la secte expliquée par leur
auteur.
27. Qu'on ne nous reproche plus
aucune infamie, qu'on ne s'imagine pas qu'il y a autre chose, car il
n'est possible à personne de mentir sur le fait de sa
religion. En effet, en disant qu'on adore autre chose que ce qu'on
adore, on nie ce qu'on adore et l'on transporte son culte et ses
hommages à un autre, et en les transportant, on n'adore plus
ce qu'on a renié. - 28. Or, nous disons, et nous le disons
publiquement, et nous crions, quand nous sommes
déchirés par vos tortures et tout sanglants : «
Nous adorons Dieu par le Christ. » Croyez-le un homme, si vous
voulez; c'est par lui et en lui que Dieu veut être connu et
adoré. - 29. Pour répondre aux Juifs, je dirai que
c'est par un homme, par Moïse, qu'eux aussi ont appris à
adorer Dieu; aux Grecs, je dirai qu'Orphée dans la
Piérie, Musée à Athènes, Mélampus
à Argos, Trophonius en Béotie ont lié les hommes
par des initiations; enfin, pour tourner aussi mes regards vers vous,
les maîtres des nations, je vous dirai qu'il fut un homme, ce
Numa Pompilius, qui chargea les Romains de si gênantes |p70
superstitions. - 30. Qu'il soit
donc permis au Christ aussi de révéler la
divinité, qui lui appartient en propre, non pour rendre
humains les hommes encore grossiers et sauvages, en les frappant
d'étonnement devant une si grande multitude de dieux à
servir, comme a fait Numa, mais pour donner aux hommes
déjà polis et trompés par le raffinement
même de leur civilisation, des yeux pour reconnaître la
vérité. - 31. Examinez donc si le Christ est vraiment
Dieu. Si sa divinité est telle que sa connaissance
ramène les hommes au bien, s'il s'ensuit qu'on renonce
à la fausse divinité, surtout quand on a reconnu tout
ce principe qui, se cachant sous les noms et les images de morts, ne
donne d'autre garantie de sa divinité que certains signes,
prodiges et oracles.
CHAPITRE
XXII
1. Et, en effet, nous affirmons qu'il
existe certaines substances spirituelles. Et le nom n'est pas
nouveau. Les « démons » sont connus des philosophes
et Socrate lui-même attendait que son démon
manifestât sa volonté. Quoi d'étonnant, puisqu'on
dit que, dès son enfance, un démon s'était
attaché à lui? C'était, à la
vérité, un démon qui le détournait
toujours du bien.- 2. Ils sont connus de tous les poètes et le
vulgaire ignorant lui-même les fait souvent intervenir dans ses
imprécations. En effet, le nom de Satan, le prince de cette
race perverse, ne le prononce-t-il pas, avec le sentiment naturel
d'une intime conviction et avec les mêmes accents de la
malédiction?Quant aux « anges », Platon a
aussi reconnu leur existence. Les mages mêmes sont là
pour attester l'existence des démons et des anges.- 3. Mais
comment, de quelques anges volontairement pervertis, est née
la race plus perverse encore
|p71 des
démons, condamnée par Dieu avec ses auteurs et avec son
chef, que nous venons de nommer? C'est ce qui est raconté en
détail dans les Livres saints 2.
4. Pour le moment, il suffira de
parler de leurs opérations. Elles consistent à perdre
l'homme; aussi bien, la malice spirituelle a-t-elle fait ses
débuts, des l'origine, pour la ruine de l'homme. Ainsi donc,
ils infligent au corps des maladies et des accidents fâcheux;
à l'âme des troubles imprévus et extraordinaires,
en usant de violence. Ils ont, pour s'attaquer à l'une et
à l'autre substance de l'homme, leur subtilité et leur
ténuité. - 5. A des puissances spirituelles, il est
beaucoup permis : aussi, invisibles et impalpables, elles
apparaissent plutôt dans leurs effets que dans leur action,
soit, par exemple, que je ne sais quel poison d'un souffle invisible
détruise les fruits des arbres ou de la terre dans leur fleur,
les frappe de mort dans leur germe, les blesse dans leur
épanouissement, soit que l'air vicié d'une
manière inexplicable répande des miasmes pestilentiels.
- 6. C'est de même, par une secrète contagion que
l'inspiration des démons et des anges opère la
corruption de l'esprit en le remplissant de fureurs et de folies
affreuses, de passions terribles, d'illusions de tout genre, parmi
lesquelles la principale consiste à recommander vos dieux aux
esprits trompés et circonvenus, afin de procurer en même
temps à eux-mêmes la nourriture qui leur est propre,
à savoir la fumée et le sang des victimes offertes aux
statues et aux images. - 7. Et quelle pâture plus exquise pour
eux que de détourner l'homme de la pensée du vrai Dieu
par leurs faux prestiges? Et ces prestiges, je vais montrer comment
ils les opèrent.
|p72
8. Tout esprit a des ailes; les
anges et les démons en ont aussi. Donc, en un instant, ils
sont partout. La terre entière n'est pour eux qu'un seul lieu; il leur est aussi facile de savoir ce qui se fait et où cela
se fait que de l'annoncer. Leur agilité passe pour
divinité, parce qu'on ignore leur nature. C'est ainsi que, de
temps en temps, ils veulent paraître les auteurs de ce qu'ils
annoncent. - 9. Et, en réalité, ils sont parfois les
auteurs du mal, naturellement, mais jamais du bien. Les
décrets mêmes de Dieu, ils les ont appris jadis par les
prédictions des prophètes et ils les recueillent
aujourd'hui encore en écoutant les lectures qui se font
à haute voix. Ils tirent donc de là certains pronostics
relatifs à l'avenir et ils contrefont la divinité
grâce à ce larcin de la divination. - 10. Dans les
oracles, avec quelle ingéniosité réussissent-ils
à faire concorder leurs équivoques avec les
événements? C'est ce que savent les Crésus et
les Pyrrhus. D'autre part, si Apollon Pythien put annoncer que
Crésus faisait cuire une tortue avec de la viande d'agneau, ce
fut par le moyen que j'ai expliqué plus haut : en un instant,
il avait fait le voyage de Lydie. Habitant l'air, voisins des astres
et en contact avec les nuages, les démons peuvent savoir les
phénomènes qui se préparent dans le ciel et
prédire, par exemple, les pluies, que déjà ils
sentent. - 11. Dira-t-on qu'ils sont bienfaisants, parce qu'ils
s'occupent de guérir les maladies? Ils commencent par nuire,
et puis ils présentent des remèdes et, pour qu'il y ait
miracle, des remèdes extraordinaires ou contraires au mal;
après cela, ils cessent simplement de nuire et l'on s'imagine
qu'ils ont guéri. - 12. A quoi bon disserter plus longtemps
sur les autres inventions ingénieuses ou sur la puissance de
ces esprits trompeurs? A quoi bon parler des apparitions de Castor
et de Pollux, de l'eau portée dans un crible, du navire
tiré avec une ceinture, de la barbe
|p73 devenue rousse
par le simple contact? Tous ces prodiges avaient pour but de faire
prendre des pierres pour des divinités et d'empêcher la
recherche du vrai Dieu.
CHAPITRE
XXIII
1. Or donc, si les magiciens, eux
aussi, font paraître des fantômes et vont jusqu'à
déshonorer les âmes des morts (en les évoquant),
s'ils tuent des enfants pour leur faire rendre des oracles, si par
leurs jongleries charlatanesques ils font, en se jouant,
quantité de prodiges, s'ils envoient même des songes,
ayant à leur service la puissance des anges et des
démons, qu'ils ont invoqués une fois pour toutes et
grâce à qui il y a jusqu'aux chèvres et aux
tables qui prédisent l'avenir : à combien plus forte
raison cette puissance, quand elle agit de sa propre volonté
et pour son propre compte, ne doit-elle pas consacrer toutes ses
forces à produire ce qu'elle fait ainsi pour le compte
d'autrui? - 2. Or, si les anges et les démons opèrent
les mêmes prodiges que vos dieux, où est donc la
précellence de la divinité, qu'il faut à coup
sur croire supérieure à toute autre puissance? Ne
convient-il pas de présumer que ce sont les démons qui
se font dieux, en opérant ces prodiges qui les font passer
pour dieux, plutôt que d'admettre que les dieux sont les
égaux des anges et des démons? - 3. On dira
peut-être que c'est la différence des lieux qui
distingue les dieux des démons, que c'est à cause des
temples qu'ils habitent que vous considérez comme dieux ceux
qu'ailleurs vous n'appelez pas dieux, que celui qui court sur les
tours des édifices sacrés n'est pas fou comme celui qui
passe sur les toits des voisins, et que celui qui mutile son corps ou
s'ouvre les veines des bras commet une autre violence que celui qui
se coupe la gorge? Mais, dans tous les cas, la folie furieuse |p74
produit le même
résultat et l'instigation procède de la même
source!
4. Mais assez de paroles, nous allons
mettre sous vos yeux le fait lui-même qui prouvera que sous
l'un et l'autre nom se cache une seule et même nature. Qu'on
produise à l'instant ici, devant vos tribunaux, un homme qui
soit reconnu pour être possédé du démon :
si un chrétien quelconque ordonne à cet esprit de
parler, celui-ci confessera en toute vérité qu'il est
un démon, comme ailleurs il se pose faussement en dieu. - 5.
Qu'on produise de même un de ceux qui passent pour être
agités par un dieu, qui, exhalant leur souffle sur les autels,
aspirent la divinité avec la fumée des victimes, qui se
guérissent à force de hoquets, qui prophétisent
d'une voix haletante. - 6. Oui, si votre Vierge Célestis
elle-même, la prometteuse de pluies, si votre Esculape
lui-même, le révélateur des remèdes, qui
rendit la vie à Socordius, à Thanatius et à
Asclépiodote destinés à mourir quand même
le lendemain, si ces dieux, n'osant mentir à un
chrétien, ne confessent pas qu'ils sont des démons,
répandez à l'instant même le sang de ce
chrétien effronté et téméraire!
7. Quoi de plus clair que cette
expérience? Quoi de plus sûr que cette preuve? La
simple vérité est sous les yeux de tous et elle est
assistée de la puissance qui lui est propre : aucun
soupçon n'est permis. Est-ce de la magie ou quelque tromperie
du même genre? Vous pourrez l'affirmer, si vos yeux et vos
oreilles vous le permettent. - 8. Que peut-on objecter à ce
qui se montre avec une sincérité toute nue? D'une part,
s'ils sont vraiment dieux, pourquoi disent-ils faussement qu'ils sont
des démons?Serait-ce pour nous obéir?
Voilà donc votre divinité soumise aux chrétiens! Et à coup sûr il ne faut pas regarder comme une
divinité celle qui se soumet à un homme, son ennemi,
quand cet |p75 homme fait
quelque chose pour la déshonorer. - 9. D'autre part, s'ils
sont des démons ou des anges, pourquoi ailleurs
répondent-ils qu'ils jouent le rôle de dieux? En effet,
de même que ceux qui passent pour dieux n'auraient pas voulu se
dire démons, s'ils étaient véritablement dieux,
pour ne pas perdre leur majesté : de même, ceux que vous
connaissez positivement pour des démons n'oseraient pas
ailleurs jouer le rôle de dieux, s'ils existaient
réellement, ces dieux dont ils usurpent les noms, car ils
craindraient d'abuser de la majesté de ceux qui, sans aucun
doute, leur seraient supérieurs et qu'ils devraient craindre.
- 10. Aussi bien, ce que vous regardez comme la divinité
n'existe pas : car, si la divinité existait, elle ne serait
pas usurpée par les démons dans leurs aveux et elle ne
serait pas désavouée par les dieux. Puisque donc les
uns et les autres sont d'accord pour avouer qu'ils ne sont pas dieux,
reconnaissez que c'est une seule et même race,
c'est-à-dire des démons, de l'un et de l'autre
côté.
11. Cherchez maintenant des dieux,
car en ceux que vous prétendiez dieux, vous reconnaissez des
démons. Mais, grâce à nous, vos dieux ne vous
révèlent pas seulement que ni eux ni d'autres ne sont
pas dieux, mais ils vous apprennent encore, par une
conséquence immédiate, quel est le vrai Dieu, si c'est
celui que les chrétiens professent et celui-là seul, et
s'il faut croire en lui et l'adorer, comme le prescrivent la foi et
la doctrine des chrétiens. - 12. En même temps, ils vous
diront aussi quel est ce « Christ avec sa fabuleuse histoire
», s'il n'est qu'un homme de condition ordinaire, s'il est un
magicien, s'il fut secrètement enlevé du tombeau,
après sa mort, par ses disciples, s'il est maintenant dans les
enfers, - ou s'il n'est pas plutôt dans les cieux et s'il ne
viendra pas de là, tandis que le monde entier tremblera, que
la terre frémira d'horreur,
|p76 que tous se
lamenteront, les chrétiens exceptés, - avec la
majesté de celui qui est la puissance de Dieu, l'esprit de
Dieu, son Verbe, sa sagesse, son intelligence et le Fils de Dieu. -
13. Qu'ils rient donc avec vous de tous ceux de nos mystères
dont vous riez : qu'ils nient que le Christ jugera toutes les
âmes depuis le commencement des temps, après la
résurrection des corps; qu'ils disent, si cela leur
plaît, que ce sont Minos et Rhadamanthe qui ont
été désignés par le sort pour
présider ce tribunal, suivant l'opinion commune à
Platon et aux poètes. - 14. Que du moins ils effacent la
marque de leur honteuse condamnation! Qu'ils nient qu'ils sont des
esprits immondes, chose que suffisent à prouver et leur
nourriture, qui est le sang, la fumée et la chair des animaux,
brûlée sur d'infects bûchers, et les langues
impures de leurs prêtres mêmes! Qu'ils nient que leur
malice les a fait condamner d'avance pour le jour du jugement, avec
tous leurs adorateurs et leurs uvres!
15. Mais tout l'empire et tout le
pouvoir que nous avons sur eux tire sa force de ce que nous
prononçons le nom du Christ et de ce que nous
énumérons tous les châtiments qui les menacent et
qu'ils attendent de la part de Dieu par le Christ, leur juge.
Craignant le Christ en Dieu et Dieu dans le Christ, ils sont soumis
aux serviteurs de Dieu et du Christ. - 16. Aussi, au seul contact de
nos mains, au moindre souffle de notre bouche, effrayés par
l'image et la pensée du feu qui les attend, ils sortent
même du corps des hommes, obéissant à notre
commandement, à contre-cur et pleins de douleur, honteux
surtout de votre présence. Croyez-les, quand ils disent la
vérité sur eux-mêmes, puisque vous les croyez
quand ils mentent. - 17. Personne ne ment pour se déshonorer,
mais plutôt par vanité. Aussi croyons-nous plus
volontiers ceux qui
|p77 font des aveux
à leur détriment que ceux qui nient pour leur propre
intérêt.
18. Enfin, ces témoignages de
vos dieux ont coutume de faire des chrétiens; c'est le plus
souvent en les croyant que nous croyons aussi en Dieu par le Christ.
Ce sont eux qui enflamment notre foi à nos Ecritures, ce sont
eux qui affermissent la confiance que nous avons dans nos
espérances. - 19. Vous les honorez même, autant que je
sache, en leur offrant le sang des chrétiens. Par
conséquent, ils ne voudraient pas vous perdre, vous qui
êtes si utiles, si zélés pour eux, quand ce ne
serait que pour ne pas être chassés par vous-mêmes
devenus chrétiens un jour, - s'il leur était permis de
mentir, quand ils sont sous la puissance d'un chrétien qui
veut vous prouver la vérité.
CHAPITRE
XXIV
1. Tout cet aveu de vos dieux, par
lequel ils reconnaissent qu'ils ne sont pas dieux et affirment qu'il
n'y a point d'autre dieu que celui-là seul auquel nous
appartenons, est plus que suffisant pour écarter de nous
l'accusation de lèse-religion, surtout envers la religion
romaine. Car, s'il est certain que vos dieux n'existent pas, il est
certain que votre religion n'existe pas non plus; et s'il est certain
que votre religion n'en est pas une, parce que vos dieux n'existent
pas, il est certain aussi que nous ne sommes pas non plus coupables
de lèse-religion. - 2. Mais, au contraire, c'est sur vous que
retombera le reproche que vous nous faites, sur vous qui adorez le
mensonge et qui, non contents de négliger la vraie religion du
vrai Dieu, allez jusqu'à la combattre, et qui vous rendez
ainsi véritablement coupables du crime d'une véritable
impiété.
3. Maintenant, supposez qu'il soit
établi que vos
|p78 dieux sont des
dieux, ne convenez-vous pas, suivant l'opinion commune, qu'il y a un
Dieu plus élevé et plus puissant, le Roi du monde en
quelque sorte, d'une majesté parfaite? Car telle est
l'idée que la plupart des hommes se font de la divinité
: ils veulent que le souverain pouvoir soit aux mains d'un seul, que
ses offices soient aux mains d'un grand nombre; ainsi, par exemple,
Platon représente le grand Jupiter dans le ciel
accompagné d'une armée de dieux et de démons. -
4. C'est pourquoi il faut, disent-ils, que ses procurateurs, ses
préfets, ses gouverneurs, soient honorés comme lui. Et
cependant, commet-il un crime celui qui s'applique plutôt
à obliger César et place toutes ses espérances
en lui, et qui n'attribue le nom de dieu, comme celui d'empereur,
à aucun autre qu'au maître suprême, puisqu'on
regarde comme un crime capital d'appeler ou de souffrir qu'on appelle
César un autre que César lui-même? - 5. Que l'un
soit libre d'adorer Dieu et l'autre Jupiter; que l'un puisse lever
ses mains suppliantes vers le ciel, et l'autre vers l'autel de la
Bonne Foi; qu'il soit permis à l'un de compter les nuages en
priant, puisque c'est là votre croyance, et à l'autre
les panneaux des lambris; que l'un puisse vouer à son Dieu sa
propre âme, l'autre celle d'un bouc. - 6. Prenez garde, en
effet, que ce ne soit déjà un crime
d'impiété que d'ôter aux hommes la liberté
de la religion et de leur interdire le choix de la divinité,
c'est-à-dire de ne pas me permettre d'honorer qui je veux
honorer, pour me forcer d'honorer qui je ne veux pas honorer! Il
n'est personne qui veuille des hommages forcés, pas même
un homme.
7. Aussi bien, on accorde aux
Égyptiens la liberté de se livrer à leur
superstition si vaine qui consiste à mettre des oiseaux et des
bêtes au rang des dieux et à condamner à mort
quiconque a tué un de ces dieux.
|p79 Chaque province,
chaque cité a son dieu à elle; ainsi la Syrie a son
Atargatis, l'Arabie a son Dusarès, le Norique a son
Bélénus, l'Afrique a Célestis, la
Maurétanie ses petits rois. - 8. Ce sont des provinces
romaines, je pense, que je viens de nommer; et cependant leurs dieux
ne sont pas des dieux romains; car, à Rome, ils ne sont pas
plus honorés que ceux qui, dans toute l'Italie, sont
créés dieux par une consécration municipale,
à savoir : Delventinus à Casinum, Visidianus à
Narnia, Ancharia à Asculum, Nortia à Volsinii, Valentia
à Ocriculum, Hostia à Sutrium et la Junon des Falisques
qui reçut son surnom (de Curitis) en l'honneur [du
vénérable] Curis. - 9. Nous sommes les seuls
à qui l'on refuse le droit de posséder une religion
à nous. Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas
regardés comme des Romains, parce que nous adorons un Dieu qui
n'est pas celui des Romains. - 10. Heureusement qu'il est le Dieu de
tous les hommes, à qui, bon gré mal gré, nous
appartenons tous. Mais chez vous, il est permis d'adorer tout, hors
le vrai Dieu, comme s'il n'était pas plutôt le Dieu de
tous, celui à qui nous appartenons tous.
CHAPITRE
XXV
1. Je crois avoir assez prouvé
la fausseté de vos dieux et la vérité du
nôtre, en faisant voir que la démonstration ne repose
pas seulement sur des discussions et des argumentations, mais encore
sur les témoignages de ceux-là mêmes que vous
croyez dieux : je n'ai donc plus à revenir sur ce sujet. - 2.
Cependant, puisque l'autorité du nom romain se présente
tout spécialement ici, je n'éviterai pas le
débat qu'on fait naître en prétendant que c'est
en récompense de leur zèle pour la religion que les
Romains se sont élevés à une telle |p80
grandeur et qu'ils sont devenus
les maîtres de la terre; que la meilleure preuve de
l'existence des dieux, c'est que ceux-là sont les plus
florissants, qui rendent le plus d'hommages aux dieux.
3. Apparemment, ce sont les dieux
romains qui ont accordé cette récompense au nom romain,
comme un privilège. C'est Sterculus, c'est Mutunus et
Larentina qui ont étendu l'empire. En effet, les dieux
étrangers n'ont pas, je suppose, voulu favoriser une nation
étrangère plutôt que la leur, et ils n'ont pas
livré à des gens d'outremer le sol de la patrie,
où ils sont nés, où ils ont grandi, où
ils se sont illustrés et où ils sont ensevelis. - 4. A
Cybèle de voir si elle s'est éprise de la ville de Rome
en souvenir de la race troyenne, race de son pays, qu'elle
protégea sans doute contre les armes des Grecs, et si elle a
pris soin d'avance de se faire transférer chez des vengeurs
qu'elle savait destinés à vaincre les Grecs, vainqueurs
de la Phrygie! - 5. Aussi a-t-elle donné, de nos jours
même, une preuve magnifique de sa puissance transportée
à Rome : après la mort de Marc-Aurèle,
enlevé à la république près de Sirmium le
seizième jour des calendes d'avril (17 mars 180), le
très vénérable archigalle, faisant des libations
d'un sang impur et se déchirant les bras, le neuvième
jour des mêmes calendes (24 mars), ordonna les prières
ordinaires pour la conservation de l'empereur Marcus, qui
déjà était mort! - 6. 0 courriers trop lents,
ô somnolence des dépêches! C'est par votre faute
que Cybèle n'a pas appris plus tôt la mort de
l'empereur, pour empêcher les chrétiens de rire d'une
telle déesse! - 7. Mais Jupiter, de son côté,
n'eût pas facilement permis que son île de Crète
subît le choc des faisceaux romains et il n'eût pas
oublié l'antre fameux du mont Ida, et les cymbales d'airain
des Corybantes, et le délicieux parfum de la nourrice qu'il
avait là-bas. N'eût-il pas préféré
à tous les
|p81 Capitoles son
fameux tombeau, afin de s'assurer l'empire du monde à cette
terre qui recouvrit les cendres de Jupiter? - 8. Et Junon aurait-elle
voulu que la ville punique, qu'elle chérissait plus que Samos,
fût détruite, et précisément par les
descendants d'Énée? Autant que je sache, « c'est
là que furent ses armes, que fut son char; faire de cette
ville la reine des nations, si les destins le permettaient,
c'était dès lors le but de ses efforts et son vu
ardent » (Virg., Énéide, 1,16-18). Et cette
malheureuse, « à la fois épouse et sur de
Jupiter» (Ibid., 46), n'a pu rien faire contre les
destins! Il est vrai que « Jupiter lui-même est soumis au
destin ». - 9. Et pourtant, à ces destins qui leur ont
livré Carthage en dépit de là volonté et
du désir de Junon, les Romains n'ont pas rendu autant
d'hommages qu'à une Larentina, infâme
prostituée!
10. Plusieurs de vos dieux ont
régné, cela est constant. Or, s'ils possèdent
maintenant le pouvoir d'accorder l'empire, au temps où ils
régnaient eux-mêmes, de qui avaient-ils reçu
cette faveur? Quel dieu Saturne et Jupiter avaient-ils adoré?
Un Sterculus, apparemment? Mais ce n'est que plus tard que les
Romains sont venus avec leur « formulaire d'invocations »,
où figure Sterculus. -11. De plus, si certains de vos dieux
n'ont pas régné, de leur temps il y avait des rois qui
n'étaient pas encore leurs adorateurs, puisqu'eux-mêmes
n'étaient pas encore considérés comme dieux.
Donc c'est à d'autres qu'il appartient de dispenser les
royaumes, car il y avait des rois bien avant que ces dieux fussent au
rang des dieux.
12. Mais comme on est peu
fondé à attribuer la grandeur du nom romain aux
mérites de la piété, puisque la religion n'a
progressé qu'après l'établissement de l'empire,
ou plutôt du royaume - car ce n'était qu'un royaume! En
effet, s'il est vrai que c'est Numa qui a
|p82 inventé
le zèle superstitieux, néanmoins le culte chez les
Romains ne consistait pas encore en statues ni en temples. - 13. La
religion était frugale, les rites étaient pauvres et il
n'y avait pas de Capitoles rivalisant avec le ciel, mais des autels
de gazon élevés pour un temps, des vases en terre de
Samos, la fumée qui s'en échappait: de dieu nulle part.
En effet, le génie des Grecs et des Étrusques n'avait
pas encore inondé Rome de statues façonnées.
Ainsi donc, les Romains ne furent pas religieux avant d'être
grands, et, par conséquent, leur grandeur ne vient pas de leur
esprit religieux.
14. Au contraire, comment
seraient-ils grands à cause de la religion, eux dont la
grandeur est venue de l'impiété? En effet, si je ne me
trompe, tout royaume, ou, si vous le voulez, tout empire
s'établit par la guerre et s'agrandit par la victoire. Or, la
guerre et la victoire ont le plus souvent comme conséquence la
prise et la destruction des villes. C'est là une chose qui ne
saurait se faire sans outrage envers les dieux. Les temples sont
renversés, aussi bien que les murs; les prêtres sont
égorgés en même temps que les citoyens; les
richesses sacrées sont pillées, tout comme les
richesses profanes. -15. Les Romains ont donc commis autant de
sacrilèges qu'ils ont élevé de trophées;
ils ont remporté autant de triomphes sur les dieux que sur les
nations; le butin qu'ils ont fait se compte par le nombre des statues
de dieux captifs, qui demeurent aujourd'hui encore. - 16. Ces dieux
consentent donc à être adorés par leurs ennemis
et ils accordent un empire sans limites à ceux dont ils
auraient dû punir les outrages plutôt que de
récompenser leurs adulations! Mais, comme ils sont incapables
de sentir, il n'est pas plus dangereux de les offenser qu'il n'est
utile de les honorer. - 17. Certes, on ne peut croire que la religion
ait fait la grandeur d'un peuple qui, comme nous
|p83 l'avons
montré, a grandi en outrageant cette religion, ou bien l'a
outragée en grandissant. Les nations dont les royaumes ont
été fondus en un seul pour former l'empire romain tout
entier, lorsqu'ils les perdirent, n'étaient pas, elles non
plus, sans avoir leurs religions.
CHAPITRE
XXVI
1. Voyez donc si le dispensateur des
royaumes n'est pas celui-là de qui relèvent et la
terre, soumise aux rois, et les hommes mêmes qui en sont les
rois; voyez si celui qui règle la vicissitude des empires et
qui assigne à chacun son temps dans le cours des
siècles, n'est pas celui-là qui exista avant le temps
et qui de la somme des siècles a fait le temps; voyez si celui
qui, à son gré, élève ou abaisse les
Etats, n'est pas celui qui régnait jadis sur le genre humain,
alors qu'il n'y avait pas encore de cités? - 2.
Pourquoi vous abuser ainsi? Rome couverte de forêts est
plus ancienne que plusieurs de ses dieux. Elle régna avant
qu'on construisît la vaste enceinte du Capitole. Les
Babyloniens avaient régné avant les Pontifes, les
Mèdes avant les Quindécimvirs, les Égyptiens
avant les Saliens, les Assyriens avant les Luperques, les Amazones
avant les Vestales. - 3. Enfin, si ce sont les dieux romains qui
dispensent les royaumes, jamais la Judée n'aurait
régné dans le passé, elle, la contemptrice de
ces divinités communes aux nations. Et pourtant, vous,
Romains, vous avez honoré son Dieu par des victimes, son
temple par des offrandes, et la nation elle-même pendant
quelque temps par votre alliance, et jamais vous n'auriez
régné sur elle, si elle n'eût fini par commettre
un attentat contre le Christ!
|p84
CHAPITRE
XXVII
1. Cela suffit pour repousser
l'accusation de lèse-divinité : nous ne pouvons
paraître offenser une divinité qui, nous l'avons
prouvé, n'existe pas. Aussi, quand on nous ordonne de
sacrifier, nous refusons de marcher, nous fiant a notre conscience,
qui nous atteste à qui vont ces hommages
prétendûment offerts aux images que vous exposez, aux
mortels que vous divinisez. - 2. Mais il en est qui déclarent
que c'est pure démence de préférer
l'entêtement au salut, quand nous pouvons sacrifier au moment
même et partir sains et saufs, tout en conservant
intérieurement nos opinions. - 3. C'est assurément nous
donner un conseil pour vous tromper! Mais nous reconnaissons
l'auteur de ces suggestions, nous savons qui mène tout cela,
et comment, tantôt par une artificieuse persuasion,
tantôt par de cruels tourments, il s'applique à culbuter
notre constance.
4. C'est cet esprit, un
composé de démon et d'ange, notre ennemi à cause
de sa révolte contre Dieu, jaloux de nous à cause de la
grâce que Dieu nous accorde, qui nous fait la guerre,
embusqué dans vos esprits, qu'il a dressés et corrompus
pour les pousser à rendre ces jugements pervers et à
sévir avec cette iniquité dont nous avons parlé
au commencement. - 5. En effet, bien que toute la puissance des
démons et des esprits du même genre nous soit soumise,
cependant, pareils à des esclaves méchants,
poussés par la crainte, ils essaient parfois de se
révolter et brûlent de faire du mal à ceux que
par ailleurs ils craignent. La crainte, en effet, respire la haine. -
6. En outre, leur situation étant
désespérée par suite de leur condamnation
anticipée, ils considèrent comme une consolation de
pouvoir
|p85 jouir
entre-temps de leur méchanceté, grâce à
l'ajournement de leur peine. Et, cependant, quand ils sont pris, ils
sont domptés, ils retombent dans leur condition, et ceux
qu'ils attaquent de loin, de près ils leur demandent
grâce. - 7. C'est pourquoi, semblables à ces
condamnés qui se révoltent dans les ergastules, dans
les prisons, dans les mines ou dans une autre servitude pénale
du même genre, ils s'élancent contre nous, qui les avons
sous notre puissance, assurés d'avance qu'ils nous sont
inégaux en force et que leur fureur ne peut qu'ajouter
à leur perte; c'est à contrecur que nous leur
tenons tête, comme s'ils nous étaient égaux en
force, nous repoussons leurs assauts en persévérant
dans ce qu'ils attaquent, et jamais notre triomphe sur eux n'est plus
glorieux que quand nous sommes condamnés pour notre
obstination dans la foi.
CHAPITRE
XXVIII
1. Mais, de forcer des hommes libres
à sacrifier malgré eux paraîtrait sans doute
injuste (car ailleurs on prescrit la bonne volonté pour offrir
un sacrifice); et assurément on trouverait
déraisonnable qu'un homme fût contraint par un autre
homme d'honorer les dieux, alors qu'il devrait, par
intérêt, les apaiser de lui-même. En effet, cet
homme n'aurait plus le droit de dire au nom de sa liberté :
« Je ne veux pas, moi, que Jupiter me soit propice! De quoi te
mêles-tu? Que Janus irrité me tourne celui de ses deux
visages qu'il voudra! Qu'as-tu à, faire avec moi?» - 2.
Aussi, ce sont, à coup sur, les mêmes esprits pervers
qui vous ont dressés à nous forcer de sacrifier pour le
salut de l'empereur, et la nécessité de nous y forcer
vous est imposée, aussi bien qu'à nous l'obligation de
risquer notre vie.
|p86
3. Nous voici donc arrivés au
second chef d'accusation, c'est-à-dire celui d'avoir
lésé une autre majesté, plus auguste que celle
des dieux, car vous servez César avec une terreur plus grande
et une crainte plus avisée que Jupiter Olympien
lui-même. Et cela est juste, si vous vous rendiez compte de ce
que vous faites. Quel est en effet le vivant, quel qu'il soit, qui ne
vaille mieux qu'un mort? - 4. Mais, ici encore, vous n'agissez pas
tant par réflexion que par respect pour une puissance toujours
prête à agir; aussi, en ce point encore, vous
êtes convaincus d'impiété à l'égard
de vos dieux, puisque vous vouez plus de crainte à un
maître humain qu'à eux. Car enfin, chez vous, on
hésite moins à se parjurer au nom de tous les dieux
qu'en prenant à témoin le seul génie de
César.
CHAPITRE
XXIX
1. Qu'il soit donc d'abord bien
établi si ces dieux auxquels on sacrifie peuvent accorder le
salut aux empereurs ou à n'importe quel homme; et vous
pourrez nous accuser de lèse-majesté, si des anges
déchus ou des démons, esprits tout à fait
malfaisants par leur nature, font quelque bien; si des êtres
perdus sauvent, si des condamnés libèrent quelqu'un, si
enfin - et dans votre for intérieur vous savez ce qu'il en est
- des morts protègent des vivants. - 2. Ceux-là, en
effet, commenceraient assurément par protéger leurs
propres statues, leurs images et leurs temples, lesquels, je pense,
ne doivent leur conservation qu'à la protection des gardes que
lui donnent les Césars. D'autre part, je crois, les
matériaux dont ils sont faits viennent eux-mêmes des
mines de l'empereur et tous les temples dépendent de la
volonté de César. - 3. Enfin, beaucoup de dieux ont
provoqué la colère de César; et, s'ils l'ont |p87
trouvé propice, lorsqu'il
leur a fait quelque largesse ou leur a conféré quelque
privilège, cela est encore en faveur de ma thèse. En
effet, ceux qui sont sous la puissance de César, qui lui
appartiennent même tout entiers, comment auraient-ils le salut
de César en leur puissance? Ils sembleraient donc pouvoir
procurer à César ce salut qu'eux-mêmes
reçoivent plutôt de lui! - 4. Si donc nous sommes
coupables de lèse-majesté vis-à-vis des
empereurs, c'est parce que nous ne les abaissons pas au-dessous des
choses qui leur appartiennent, c'est parce que nous ne nous jouons
pas de leur salut, persuadés que nous sommes qu'ils ne
dépendent pas de mains soudées avec le plomb! - 5.
Vous, au contraire, vous êtes religieux, vous qui cherchez ce
salut où il n'est pas, qui le demandez à qui ne peut le
donner, négligeant Celui dont il dépend, et faisant, de
plus, la guerre à ceux qui savent demander ce salut, qui
peuvent même l'obtenir, puisqu'ils savent le demander!
CHAPITRE
XXX
1. Car, nous autres, nous invoquons
pour le salut des empereurs le Dieu éternel, le Dieu
véritable, le Dieu vivant, que les empereurs eux-mêmes
veulent se rendre favorable plutôt que les dieux. Ils savent
qui leur a donné l'empire; ils savent, en tant qu'hommes, qui
leur a donné la vie; ils sentent que celui-là seul est
Dieu, sous la seule autorité de qui ils se trouvent,
placés au second rang, les premiers après eux, avant et
au-dessus de tous les dieux. Comment n'en serait-il pas ainsi? En
effet, s'ils sont au-dessus de tous les hommes qui du moins sont
vivants, à plus forte raison sont-ils au-dessus des morts. -
2. Ils considèrent jusqu'où vont les forces de
leur empire, et ainsi ils voient que Dieu
|p88 existe;
comprenant qu'ils ne peuvent rien contre lui, ils reconnaissent que
c'est par lui qu'ils sont puissants. Que l'empereur déclare
donc la guerre au ciel; qu'il traîne le ciel captif à
la suite de son char de triomphe; qu'il envoie des sentinelles au
ciel; qu'il impose au ciel un tribut! Il ne le peut. - 3.
L'empereur n'est grand qu'autant qu'il est inférieur au ciel :
il est, en effet, lui-même la chose de Celui à qui le
ciel et toute créature appartiennent. Il est empereur par
Celui qui l'a fait homme avant de le faire empereur; son pouvoir a
la même source que le souffle qui l'anime. - 4. C'est vers ce
Dieu que nous autres chrétiens, nous levons les yeux pour
prier, les mains étendues, parce qu'elles sont pures; la
tête découverte, parce que nous n'avons pas à
rougir; enfin sans souffleur qui nous dicte les paroles, parce que
nous prions du cur. Dans nos prières incessantes, nous
demandons pour les empereurs une longue vie, un règne
tranquille, un palais sûr, des troupes valeureuses, un
sénat fidèle, un peuple loyal, l'univers paisible,
enfin tout ce qu'un homme ou un César peuvent souhaiter. -
5-6. Je ne puis adresser ces prières à nul autre
qu'à Celui dont je sais bien qu'il réalisera mes
vux : car il est le seul qui puisse les réaliser, et
moi, je suis le seul qui doive obtenir ses faveurs, étant son
serviteur, étant le seul qui respecte ses commandements, qui
meurs pour sa loi, qui lui offre une superbe et une merveilleuse
victime, celle que lui-même m'a demandée : la
prière venant d'un corps chaste, d'une âme innocente et
d'un esprit saint, et non pas des grains d'encens d'un as, larmes
d'un arbre d'Arabie, ni deux gouttes de vin pur, ni le sang d'un
buf de rebut, qui ne demande que la mort, ni, après
toutes ces choses immondes, une conscience souillée. Je me
demande avec étonnement, quand je vois que, chez vous, ce sont
les prêtres les plus dépravés qui |p89
approuvent les victimes,
pourquoi on examine les entrailles des victimes plutôt que le
cur des sacrificateurs eux-mêmes! - 7. Pendant que nous
prions ainsi les mains levées vers Dieu, que des ongles de fer
nous déchirent, qu'on nous suspende à des croix, que
les flammes lèchent notre corps, que les glaives nous coupent
la gorge, que les bêtes fauves bondissent sur nous : la seule
attitude du chrétien qui prie le montre prêt a tous les
supplices! Allons, excellents gouverneurs, arrachez la vie à
des hommes qui prient Dieu pour l'empereur! Le crime sera là,
où est la vérité, où est la
fidélité à Dieu!
CHAPITRE
XXXI
1. Mais peut-être que nous
avons flatté l'empereur, et les vux que nous avons
adressés au ciel ne sont-ils que des mensonges, ayant pour but
de nous soustraire au supplice! - En vérité, il nous
réussit, cet artifice, et sans doute vous nous permettez de
prouver tout ce que nous soutenons pour notre défense! - Vous
donc, qui croyez que nous n'avons nul souci du salut des
Césars, examinez les paroles de Dieu, ouvrez nos Ecritures;
nous ne les cachons pas et maints accidents les font tomber entre des
mains étrangères. - 2. Elles vous apprendront qu'il
nous a été ordonné de prier pour nos ennemis,
jusqu'à rendre notre charité excessive, et de demander
des biens pour nos persécuteurs. Or, quels sont les plus
grands ennemis et les plus cruels persécuteurs des
chrétiens, sinon ceux à l'égard de qui on nous
accuse du crime de lèse-majesté? - 3. Il y a plus : il
est dit d'une manière claire et précise : « Priez
pour les rois et pour les princes et pour les autorités, afin
que tout soit tranquille pour vous. » En effet, quand l'empire
est ébranlé, tous ses membres le sont aussi, et |p90
nous, bien que la foule nous
traite en étrangers, nous nous trouvons naturellement
enveloppés en quelque manière dans la ruine.
CHAPITRE
XXXII
1. Nous avons un autre motif, plus
pressant encore, de prier pour les empereurs, pour la conservation de
l'empire tout entier et pour la puissance romaine : nous savons, en
effet, que la terrible catastrophe suspendue au-dessus de la terre
entière et la clôture du temps elle-même, qui nous
menace d'horribles calamités, n'est retardée que par le
répit accordé à l'empire romain. Nous ne tenons
nullement à faire cette expérience et, en demandant
qu'elle soit différée, nous contribuons à la
longue durée de l'empire romain.
2. Mais nous jurons aussi, sinon par
le génie des Césars, du moins par leur salut, plus
auguste que tous les génies. Ne savez-vous pas que les
génies sont appelés démons ou, pour employer le
diminutif, daemonia?Nous respectons dans les empereurs
le jugement de Dieu, qui les a mis à la tête des
nations. - 3. Nous savons qu'il y a en eux ce que Dieu a voulu y
mettre; c'est pourquoi nous demandons la conservation de ce que Dieu
a voulu, et c'est là, à nos yeux, un très grand
serment. Quant aux démons, c'est-à-dire aux
génies, nous avons l'habitude de les conjurer pour les
chasser des corps, et non de jurer par eux et de leur rendre
ainsi un honneur qui revient à la divinité.
CHAPITRE
XXXIII
1. Mais pourquoi parler plus
longuement des sentiments de religion et de la piété
des chrétiens envers l'empereur? Nous sommes obligés
de le respecter,
|p91 attendu qu'il
est celui que notre Seigneur a élu, et je pourrais dire avec
raison : « César est plutôt à nous, puisque
c'est notre Dieu qui l'a établi. » - 2. C'est pourquoi,
puisqu'il est à moi, je travaille plus qu'un autre à sa
conservation : car non seulement je la demande à Celui qui
peut l'accorder, et je la demande étant tel qu'il faut
être pour mériter de l'obtenir; mais encore, abaissant
la majesté de César au-dessous de Dieu, je le
recommande plus efficacement à Dieu, à qui seul je le
soumets, et je le soumets à Dieu parce que je n'en fais pas
son égal. - 3. En effet, je n'appellerai pas l'empereur «
dieu », ou parce que je ne sais pas mentir, ou parce que je ne
veux pas me moquer de lui, ou parce qu'il ne voudra pas
lui-même être appelé dieu. S'il est homme, il est
de son intérêt de le céder à Dieu; qu'il
lui suffise d'être appelé empereur; c'est aussi un
grand nom que celui-là, car il est donné par Dieu. Dire
qu'il est dieu, c'est lui refuser le titre d'empereur; sans
être homme, il ne peut être empereur. - 4. On lui
rappelle sa condition humaine le jour même du triomphe, quand
il est assis sur le plus sublime des chars; car on crie
derrière lui : « Regarde derrière toi!
Souviens-toi que tu es homme! » Et naturellement sa joie
augmente, quand il songe qu'il brille d'une gloire si
éclatante, qu'il est nécessaire de lui rappeler sa
condition. Il serait moins grand, si on l'appelait dieu en cette
circonstance, parce que ce serait un mensonge. Il est plus grand,
quand on l'avertit qu'il ne doit pas se croire dieu.
CHAPITRE
XXXIV
1. Auguste, le fondateur de l'empire,
ne voulait pas même qu'on l'appelât « seigneur
». Car c'est là encore unsurnom de Dieu. A la
vérité, je donnerai à |p92 l'empereur le nom
de « seigneur », mais dans le sens reçu, et lorsque
je ne suis pas forcé de le lui donner dans le même sens
que je le donne à Dieu. Au reste, je suis libre
vis-à-vis de lui; je n'ai qu'un « seigneur » ou
« maître », le Dieu tout-puissant et éternel,
qui est aussi le seigneur ou maître de l'empereur
lui-même. - 2. Celui qui est le « père de la patrie
», comment en serait-il le seigneur ou maître? Aussi bien,
un nom tiré de la piété filiale est bien plus
doux que celui qui désigne le pouvoir; remarquez même
que les chefs de famille sont appelés « pères
» plutôt que « seigneurs » ou «
maîtres ». - 3. A plus forte raison ne doit-on pas
donner aux empereurs le nom de « dieu » : c'est une chose
que ne peut croire la plus honteuse, je dirai plus, la plus funeste
des flatteries. Si, ayant un empereur, vous donnez ce nom à un
autre qu'à lui, ne vous attirez-vous pas la colère,
terrible et impitoyable, de celui qui, en réalité, est
votre empereur? Cette colère, ne sera-t-elle pas redoutable
pour celui-là même que vous avez qualifié du nom
d'empereur? Soyez donc respectueux envers Dieu, si vous voulez qu'il
soit propice à l'empereur. Cessez de reconnaître un
autre dieu, cessez en même temps d'appeler « dieu »
celui qui a besoin de Dieu. - 4. Si une pareille adulation ne rougit
pas de son imposture, quand elle donne le nom de dieu à un
homme, qu'elle en redoute du moins les suites funestes. C'est un
outrage que de donner le titre de dieu à César avant
son apothéose.
CHAPITRE
XXXV
1. Les chrétiens sont donc les
ennemis de l'État, parce qu'ils ne rendent pas aux empereurs
des honneurs vains, mensongers et téméraires, parce
que, adeptes de la vraie religion, ils célèbrent les
fêtes des empereurs
|p93 dans leur for
intérieur et non par des orgies. - 2. C'est un grandiose
hommage, évidemment, que de dresser sur la place publique des
fourneaux et des lits de table, de célébrer des festins
dans tous les quartiers de la ville, de transformer la cité en
taverne, de convertir en boue le vin et la poussière, de
courir en bandes pour se livrer aux outrages, aux indécences
et aux plaisirs de la débauche! Est-ce que la joie publique
se manifeste donc par la honte publique? Ce qui n'est pas
décent aux autres jours de fête, est-il décent
aux fêtes de l'empereur? - 3. Ceux qui observent la discipline
par respect pour César, la négligent-ils maintenant
à cause de lui? Et le dévergondage sera-t-il de la
piété, et une occasion de débauche
passera-t-elle pour une fête religieuse? - 4. Oh! combien juste
est notre condamnation! Pourquoi, en effet, nous acquittons-nous des
vux pour les Césars: et célébrons-nous
leurs fêtes sans cesser d'être chastes, sobres et
honnêtes? Pourquoi, en un jour de joie, n'ombrageons-nous pas
nos portes de lauriers et ne faisons-nous pas pâlir le jour
à la lumière des lampes? Rien de plus honnête,
quand la solennité publique l'exige, que de donner à sa
maison l'aspect de quelque nouveau lupanar!
5. Et pourtant, dans le culte que
vous rendez à cette seconde majesté, qu'on nous accuse,
nous autres chrétiens, d'offenser par un second
sacrilège, en refusant de célébrer avec vous les
fêtes des Césars d'une manière que ne permettent
ni la modestie, ni la bienséance, ni la pudeur, mais que vous
a conseillée la recherche du plaisir plutôt que la saine
raison, dans ce culte, dis-je, je voudrais montrer jusqu'où
vont votre bonne foi et votre sincérité, pour voir si,
en ce point-ci encore, ceux qui nous dénient la qualité
de Romains et nous traitent en ennemis des empereurs romains, ne
seront pas trouvés pires que les chrétiens. |p94
- 6. Je le demande aux Romains
eux-mêmes, à la plèbe qui est née sur les
sept collines : est-il un César que la langue des Romains
épargne? Témoin le Tibre et les écoles de
bestiaires! - 7. Et si la nature avait mis devant les curs une
sorte de matière diaphane, qui laissât
transparaître les pensées, quel est le Romain dans le
cur duquel on ne verrait pas gravée la scène d'un
César succédant sans cesse à un autre
César et présidant à la distribution du
congiaire, et cela à l'heure même où l'on crie :
« Que Jupiter prenne sur nos années pour ajouter aux
tiennes! » C'est un langage qu'un chrétien ne saurait
tenir, de même qu'il ne sait pas souhaiter un nouvel empereur!
8. « C'est le peuple! »
diras-tu. C'est le peuple, soit, mais cependant ce sont là des
Romains, et il n'y a pas d'accusateurs plus acharnés des
chrétiens que le peuple. - Apparemment, les autres ordres de
l'Etat sont sincèrement attachés au culte
impérial à proportion de leur élévation :
pas un souffle hostile ne vient du sénat lui-même, de
l'ordre équestre, des camps, du palais même! - 9.
D'où sont donc sortis les Cassius, les Niger et les Albinus?
Et ceux qui attaquent un César au lieu dit « entre les
deux lauriers »? Et ceux qui, pour s'exercer à la
palestre, lui serrent la gorge et l'étouffent? Et ceux qui
font irruption dans le palais, les armes à la main, plus
audacieux que tous les Sigérius et tous les Parthénius? Ils sont sortis des rangs des Romains, si je ne me trompe,
c'est-à-dire des non-chrétiens. - 10. Et, ce qui est
plus fort, jusqu'au moment même où éclata leur
impiété, tous ces gens-là offraient des
sacrifices pour le salut de l'empereur et juraient par son
génie, autres en public et autres chez eux, et ne manquaient
pas, j'en suis sûr, de donner le nom d'ennemis publics aux
chrétiens.
11.Mais ceux-là
mêmes qui aujourd'hui encore et
|p95 chaque jour se
révèlent comme les complices ou les appuis d'un parti
criminel, grappes qui restent à glaner après cette
sorte de vendange de parricides, ne chargeaient-ils pas leurs portes
des lauriers les plus frais et les plus touffus? N'enfumaient-ils
pas leurs vestibules des lampes les plus haut pendues et les plus
brillantes? Ne se partageaient-ils pas le forum pour y placer les
lits les plus élégants et les plus superbes, et cela,
non pas pour célébrer les joies publiques, mais pour
apprendre, dans une fête célébrée en
l'honneur d'un autre, à faire des vux pour
eux-mêmes, pour ne voir dans l'inauguration du prince, dont ils
remplaçaient en secret le nom par un autre nom, qu'un
modèle et une image d'une autre inauguration, objet de leurs
espérances? - 12. Ils s'acquittent des mêmes devoirs
envers l'empereur, ceux-là encore qui consultent les
astrologues, les aruspices, les augures, les magiciens sur la vie des
Césars! Ce sont là des sciences inventées par
les anges rebelles et interdites par Dieu, auxquelles les
chrétiens ne recourent même pas, quand il s'agit de
leurs propres intérêts. - 13. Qui donc a besoin de
scruter la destinée de César, sinon celui qui
médite ou souhaite quelque chose contre sa vie, qui
espère ou attend quelque chose après sa mort? C'est
avec des intentions différentes qu'on consulte l'avenir sur
ses proches ou sur ses maîtres; autre est la curiosité
d'un parent inquiet, autre celle de l'esclave qui craint.
CHAPITRE
XXXVI
1. S'il est donc bien vrai que ces
hommes qu'on appelait Romains sont convaincus d'être des
ennemis publics, pourquoi nous refuse-t-on le nom de Romains,
à nous, qui passons pour des ennemis publics? Nous ne pouvons
pas ne pas être Romains, si nous sommes
|p96 des ennemis
publics, puisqu'on découvre des ennemis publics dans ceux qui
passaient pour Romains.
2. Tant il est vrai que la
piété, la religion et la fidélité dues
aux empereurs ne se manifestent pas par les hommages de ce genre,
dont la haine elle-même peut s'acquitter pour voiler
plutôt ses intentions, mais bien par la conduite que la
divinité nous oblige de tenir envers l'empereur aussi
sincèrement qu'envers tous les hommes. - 3. Et en effet, ce
n'est pas aux empereurs seuls que nous devons témoigner nos
bons sentiments. Nous faisons le bien sans acception de personnes,
parce que nous le faisons pour nous-mêmes, car ce n'est pas
d'un homme que nous attendons d'être payés par des
louanges ni par une récompense, mais de Dieu, juge et
rémunérateur d'une bienveillance qui ne fait aucune
distinction. - 4. A cause de Dieu, nous sommes pour les empereurs ce
que nous sommes pour nos voisins. Vouloir du mal, faire du mal
à qui que ce soit, dire du mal, penser du mal de qui que ce
soit nous est également défendu. Ce qui ne nous est pas
permis envers l'empereur ne l'est pas non plus envers personne; et
ce qui n'est permis envers personne, l'est sans doute moins encore
envers celui qui est si grand grâce à Dieu.
CHAPITRE
XXXVII
1. Si, comme je l'ai dit plus haut,
il nous est prescrit d'aimer nos ennemis, qui pouvons-nous haïr? De même, s'il nous est défendu de rendre la pareille,
quand nous sommes offensés, pour ne pas devenir, de fait,
semblables à nos ennemis, qui pouvons-nous offenser?- 2. En
effet, jugez-en vous-mêmes. Combien de fois
sévissez-vous contre les chrétiens, obéissant
tantôt à vos haines personnelles, tantôt à
vos lois? Combien
|p97 de fois, sans
votre permission, une populace hostile ne s'est-elle pas ruée
sur nous, de son propre mouvement, avec des pierres et des torches
enflammées? Avec une fureur pareille à celle des
Bacchanales, on n'épargne pas même les chrétiens
morts : on arrache du repos de la sépulture, de cette sorte
d'asile de la mort des cadavres déjà
décomposés, déjà méconnaissables,
on les déchire et on les met en pièces. - 3. Et
pourtant, quelles représailles pour de tels outrages avez-vous
à reprocher à ces gens si unis, si pleins de courage
jusqu'à la mort, alors qu'une seule nuit, avec quelques
petites torches, suffirait pour assouvir largement notre vengeance,
s'il était permis chez nous de rendre le mal pour le mal?
Mais loin de nous la pensée qu'une religion divine se serve
pour se venger, d'un feu allumé par des hommes, ou qu'elle
gémisse de souffrir des tourments qui démontrent sa
divinité.
4. En effet, si nous voulions agir,
je ne dis pas en vengeurs secrets, mais en ennemis
déclarés, le nombre des bataillons et des troupes nous
ferait-il défaut? Dira-t-on que les Maures, les Marcomans et
les Parthes eux-mêmes, ou que n'importe quel peuple, si grand
soit-il, qui après tout est renfermé dans un seul pays
et dans ses frontières, sont plus nombreux qu'une nation
à qui appartient la terre entière? Nous sommes d'hier,
et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est
à vous : les villes, les îles, les postes
fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps
eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le
sénat, le forum; nous ne vous avons laissé que les
temples! - 5. Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la
force ou le courage, même si nous étions
inférieurs en nombre, nous qui nous laissons égorger si
volontiers, si notre loi ne nous défendait pas de tuer plutôt que d'être tué?
6. Nous aurions pu, sans courir aux
armes et sans
|p98 nous
révolter, en nous séparant simplement de vous, vous
combattre par ce haineux divorce. Car si, formant une si grande
multitude d'hommes, nous avions rompu avec vous pour aller nous
établir dans quelque coin retiré de la terre, la perte
de tant de citoyens, quels qu'ils soient, eût assurément
couvert de honte les dominateurs du monde, que dis-je? cet abandon
eût suffi, à lui seul, pour les punir. - 7. Sans aucun
doute, vous eussiez été épouvantés devant
votre solitude, devant le silence du monde et cette sorte
d'engourdissement où la terre entière, comme morte,
serait tombée. Vous eussiez pu chercher à qui commander; il vous serait resté plus d'ennemis que de citoyens. - 8.
Maintenant, en effet, vos ennemis sont moins nombreux que les
citoyens, à cause de la multitude des chrétiens, qui
sont presque tous citoyens. Et ces chrétiens, presque tous
citoyens, vous avez préféré les
considérer comme ennemis et leur donner le nom d'ennemis du
genre humain plutôt que de l'erreur humaine!
9. Qui donc vous arracherait à
ces ennemis cachés, qui, partout et toujours, ravagent vos
esprits et vos santés, je veux dire aux démons, que
nous chassons de vos corps sans demander ni récompense, ni
salaire? Il aurait suffi pour notre vengeance de vous abandonner
à ces esprits immondes comme un bien désormais sans
maître. - 10. Or, sans même songer à
récompenser un secours si précieux, sans vous dire que,
loin de vous être à charge, notre race vous est
nécessaire, vous avez préféré nous
traiter en ennemis. Ennemis, nous le sommes assurément, non
pas du genre humain, mais plutôt de l'erreur humaine!
|p99
CHAPITRE
XXXVIII
1. Par conséquent, il ne
fallait pas non plus, en usant d'un peu plus de douceur, ranger parmi
les factions illicites cette secte qui ne commet rien de ce qu'on
redoute des factions illicites. - 2. En effet, sije ne me
trompe, le motif pour lequel on a défendu les factions
réside dans le souci qu'on prend de maintenir l'ordre public;
on a voulu empêcher que la cité ne fût
divisée en partis, pour troubler facilement les comices, les
assemblées populaires, les curies, les spectacles mêmes
par le choc des passions rivales, à une époque
où les citoyens avaient commencé à trafiquer du
concours de leur violence vénale et mercenaire. - 3. Mais pour
nous, que la passion de la gloire et des honneurs laisse froids, nous
n'avons nul besoin de coalitions, et nulle chose ne nous est plus
étrangère que la chose publique. Nous ne connaissons
qu'une seule république, commune à tous : le
monde.
4. De même, nous
renonçons à vos spectacles, parce que nous
renonçons aux superstitions d'où ils tirent, nous le
savons, leur origine et que nous sommes étrangers aux choses
elles-mêmes qui s'y passent. Notre langue, nos yeux n'ont rien
de commun avec la folie du cirque, avec l'impudicité du
théâtre, avec l'atrocité de l'arène, avec
la frivolité du xyste. - 5. En quoi vous offensons-nous, si
nous préférons d'autres plaisirs? Enfin, si nous ne
voulons pas nous divertir, le dommage est pour nous, si dommage il y
a, et non pour vous. Mais, dites-vous, nous réprouvons ce qui
vous plaît! - Nos plaisirs ne vous plaisent pas non plus. On a
pourtant permis aux Epicuriens de décréter une
vérité nouvelle sur le plaisir, qui est pour eux
l'égalité d'âme.
|p100
CHAPITRE
XXXIX
1. Le moment est venu d'exposer
moi-même les occupations de la « faction chrétienne
» : ainsi, après avoir réfuté le mal, je
montrerai le bien. Nous formons une « corporation » par la
communauté de la religion, par l'unité de la
discipline, par le lien d'une même espérance. - 2. Nous
tenons des réunions et des assemblées pour
assiéger Dieu par nos prières, en bataillon
serré, si je puis ainsi dire. Cette violence plaît
à Dieu. Nous prions aussi pour les empereurs, pour leurs
ministres et pour les autorités, pour l'état
présent du siêcle, pour la paix du monde, pour
l'ajournement de la fin. - 3. Nous nous réunissons pour la
lecture des saintes Ecritures, si le cours du temps présent
nous oblige à y chercher soit des avertissements pour
l'avenir, soit des explications du passé. Au moins, par ces
saintes paroles, nous nourrissons notre foi, nous redressons notre
espérance, nous affermissons notre confiance et nous
resserrons aussi notre discipline en inculquant les préceptes.
C'est dans ces réunions encore que se font les exhortations,
les corrections, les censures au nom de Dieu. - 4. Et, en effet, nos
jugements ont un grand poids, attendu que nous sommes certains
d'être en présence de Dieu, et c'est un terrible
préjugé pour le jugement futur, si quelqu'un d'entre
nous a commis une faute telle qu'il est exclu de la communion des
prières, des assemblées et de tout rapport avec les
choses saintes. Ce sont les vieillards les plus vertueux qui
président; ils obtiennent cet honneur non pas à prix
d'argent, mais par le témoignage de leur vertu, car aucune
chose de Dieu ne coûte de l'argent. - 5. Et s'il existe chez
nous une sorte de caisse commune, elle n'est pas formée par
une
|p101 « somme
honoraire », versée par les élus, comme si la
religion était mise aux enchères. Chacun paie une
cotisation modique, à un jour fixé par mois, quand il
veut bien, s'il le veut et s'il le peut. Car personne n'est
forcé; on verse librement sa contribution. C'est là
comme un dépôt de la piété. - 6. En effet,
on n'y puise pas pour organiser des festins ni des beuveries, ni de
stériles ripailles, mais pour nourrir et enterrer les pauvres,
pour secourir les garçons et les filles qui ont perdu leurs
parents, puis les serviteurs devenus vieux, comme aussi les
naufragés; s'il y a des chrétiens dans les mines, dans
les îles, dans les prisons, uniquement pour la cause de notre
Dieu, ils deviennent les nourrissons de la religion qu'ils ont
confessée. - 7. Mais c'est surtout cette pratique de la
charité qui, aux yeux de quelques-uns, nous imprime une marque
spéciale. « Voyez, dit-on, comme ils s'aiment les uns les
autres », car eux se détestent les uns les autres;
« voyez, dit-on, comme ils sont prêts à mourir les
uns pour les autres », car eux sont plutôt prêts
à se tuer les uns les autres. - 8. Quant au nom de «
frères » par lequel nous sommes désignés,
il ne les fait déraisonner, je crois, que parce que, chez eux,
tous les noms de parenté ne sont donnés que par une
affection simulée. Or, nous sommes même vos
frères, par le droit de la nature, notre mère commune;
il est vrai que vous n'êtes guère des hommes,
étant de mauvais frères. - 9. Mais avec combien plus de
raison appelle-t-on frères et considère-t-on comme
frères ceux qui reconnaissent comme Père un même
Dieu, qui se sont abreuvés au même esprit de
sainteté, qui, sortis du même sein de l'ignorance, ont
vu luire, émerveillés, la même lumière de
la vérité! - 10. Mais peut-être nous regarde-t-on
comme frères moins légitimes, parce qu'aucune
tragédie ne déclame au sujet de notre
fraternité, ou encore
|p102 parce que nous
usons en frères de notre patrimoine, qui chez vous brise
généralement la fraternité.
11. Ainsi donc, étroitement
unis par l'esprit et par l'âme, nous n'hésitons pas
à partager nos biens avec les autres. Tout sert à
l'usage commun parmi nous, excepté nos épouses. - 12.
Nous rompons la communauté, là
précisément où les autres hommes la pratiquent;
car ils ne se contentent pas de prendre les femmes de leurs amis,
mais prêtent très patiemment leurs propres femmes
à leurs amis. Ils suivent en cela, je pense, l'enseignement de
leurs ancêtres et des plus grands de leurs sages, du Grec
Socrate, du Romain Caton, qui cédèrent à leurs
amis des femmes qu'ils avaient épousées, sans doute,
pour qu'elles leur donnassent des enfants ailleurs encore que chez
eux! - 13. Et peut-être n'était-ce pas malgré
elles; car quel souci pouvaient avoir de la chasteté des
épouses que leurs maris avaient données si facilement?
Quels modèles de la sagesse athénienne, de la
gravité romaine! Un philosophe et un censeur qui se font
entremetteurs!
14. Quoi donc d'étonnant
qu'une si grande charité ait des repas communs? Car nos
modestes repas, vous les accusez non seulement d'une criminelle
infamie, mais encore de prodigalité! C'est à nous,
sans doute, que s'applique le mot de Diogène : « Les
Mégariens mangent comme s'ils allaient mourir demain et ils
bâtissent comme s'ils ne devaient jamais mourir. » Mais on
voit plus facilement une paille dans l'il d'autrui qu'une
poutre dans le sien. -15. Pendant que tant de tribus, de curies et de
décuries vomissent, l'air devient acide! Quand les Saliens
tiendront leur banquet, il leur faudra un crédit ouvert; pour
supputer les dépenses qu'occasionnent les dîmes
d'Hercule et les banquets sacrés, il faudra des teneurs de
livres; aux Apaturies, aux Dionysies, aux mystères attiques,
on
|p103 fait une
levée de cuisiniers; en voyant la fumée du banquet de
Sérapis, on donnera l'alarme aux pompiers! Seul, le repas des
chrétiens est un objet de commentaires.
16. Notre repas fait voir sa raison
d'être par son nom : on l'appelle d'un nom qui signifie «
amour » chez les Grecs (agape). Quelles que soient les
dépenses qu'il coûte, c'est profit que de faire des
dépenses par une raison de piété : en effet,
c'est un rafraîchissement par lequel nous soulageons les
pauvres, non que nous les traitions comme vos parasites, qui aspirent
à la gloire d'asservir leur liberté, à condition
qu'ils puissent se remplir le ventre au milieu des avanies, mais
parce que, devant Dieu, les humbles jouissent d'une
considération plus grande. - 17. Si le motif de notre repas
est honnête, jugez d'après ce motif la discipline qui le
régit. Comme il a son origine dans un devoir religieux, il
n'admet ni bassesse ni dérèglement. On ne se met
à table qu'après avoir goûté de la
prière à Dieu. On mange autant que la faim l'exige; on
boit autant que la chasteté le permet. - 18. On se rassasie
comme des hommes qui se souviennent que, même la nuit, ils
doivent adorer Dieu; on converse en gens qui savent que le Seigneur
les entend. Après qu'on s'est lavé les mains et qu'on a
allumé les lumières, chacun est invité à
se lever pour chanter, en l'honneur de Dieu, un cantique qu'on tire,
suivant ses moyens, soit des saintes Ecritures, soit de son propre
esprit. C'est une épreuve qui montre comment il a bu. Le repas
finit comme il a commencé, par la prière. - 19. Puis
chacun s'en va de son côté, non pas pour courir en
bandes d'assassins, ni en troupes de flâneurs, ni pour donner
libre carrière à la débauche, mais avec le
même souci de modestie et de pudeur, en gens qui ont pris
à table une leçon plutôt qu'un repas.
|p104
20. Oui, c'est à juste titre
que cette « coalition » des chrétiens est
déclarée illicite, si elle est semblable aux
réunions illicites; c'est à juste titre qu'on la
condamne, si l'on peut s'en plaindre pour la raison qui fait qu'on se
plaint des« factions ». - 21. Mais nous sommes-nous jamais
réunis pour perdre quelqu'un? Assemblés, nous sommes
tels que séparés; tous ensemble ou seuls, nous sommes
les mêmes, ne nuisant à personne, ne contristant
personne. Quand des hommes probes, honnêtes, se
réunissent, quand des hommes pieux et chastes s'assemblent, ce
n'est point une « faction », c'est une « curie »
ou sénat.
CHAPITRE
XL
1. Mais ce nom de factieux, il faut
l'appliquer, au contraire, à ceux qui conspirent pour exciter
la haine contre les gens honnêtes et vertueux, et qui
réclament à grands cris le sang des innocents. Sans
doute, pour justifier leur haine, ils allèguent, entre autres
mensonges, qu'ils regardent les chrétiens comme la cause de
tous les désastres publics, de tous les malheurs nationaux. -
2. Si le Tibre a débordé dans les murs, si le Nil n'a
pas débordé dans les campagnes, si le ciel est
resté immobile, si la terre a tremblé, si la famine ou
la peste se sont déclarées, aussitôt on crie :
« Les Chrétiens au lion! » Eh quoi! tant d'hommes
à un seul lion! 3. Je vous le demande : avant Tibère,
c'est-à-dire avant l'avènement du Christ, combien de
calamités ne désolèrent pas la terre et les
cités! Nous avons lu que les Iles d'Hiéra, et
d'Anaphé, et de Délos, et de Rhodes, et de Cos,
s'abîmèrent dans les flots avec des milliers de
personnes! - 4. Platon raconte aussi qu'une terre plus vaste que
l'Asie ou que l'Afrique fut détachée du continent par
l'Océan Atlantique. Un tremblement de
|p105 terre mit aussi
à sec le golfe de Corinthe et la violence des flots
détacha la Lucanie de l'Italie et la mit à part sous le
nom de Sicile. Assurément, tout cela n'a pu se produire sans
dommage pour les habitants. - 5. Où étaient, je ne
dirai pas les chrétiens, ces contempteurs de vos dieux, mais
vos dieux eux-mêmes, au temps où le déluge
détruisit la terre entière, ou seulement, comme l'a cru
Platon, les plaines? - 6. Ils sont, en effet, postérieurs
à ce déluge : c'est ce qu'attestent les villes
mêmes où ils sont nés et où ils sont
morts, qu'ils ont fondées; car ces villes ne subsisteraient
point aujourd'hui, si elles n'étaient pas, elles aussi,
postérieures à cette catastrophe. - 7. La Palestine
n'avait pas encore reçu l'essaim des Juifs venant d'Egypte et
le peuple d'où est sortie la secte chrétienne ne
s'était pas encore établi dans ce pays, lorsqu'une
pluie de feu consuma les contrées voisines, celle de Sodome et
de Gomorrhe. Le sol y exhale encore une odeur de feu et les rares
fruits qu'y portent les arbres n'existent que pour les yeux; car, au
moindre contact, ils tombent en cendres. - 8. D'autre part, ni
l'Etrurie ni la Campanie ne se plaignaient encore des
chrétiens, lorsque la ville de Vulsinies fut détruite
par le feu du ciel et Pompéi par celui de sa propre montagne.
Personne n'adorait encore à Rome le vrai Dieu, lorsqu'Annibal,
à la bataille de Cannes, mesurait au boisseau les anneaux
romains et par là l'étendue de ses massacres. - 9. Tous
vos dieux étaient adorés par tous, lorsque le Capitole
lui-même fut pris par les Sénonais. Et il est heureux
que, chaque fois que quelque malheur s'est abattu sur une ville, les
temples aient subi le même désastre que les remparts,
car cela me permettra de conclure que les malheurs ne viennent pas
des dieux, puisqu'eux-mêmes en sont les victimes. 10. De tout
temps, le genre humain a offensé Dieu. D'abord, il a
été infidèle à ses devoirs envers lui;
car,
|p106 alors qu'il le
comprenait en partie, non seulement il ne l'a pas cherché,
mais encore il a inventé d'autres dieux pour les adorer.
Ensuite, en ne cherchant pas le maître de l'innocence, le juge
et le vengeur du crime, il est tombé dans toutes sortes de
vices et de forfaits. - 11. Au contraire, s'il l'avait
cherché, il l'aurait adoré, et s'il l'avait
adoré, il aurait éprouvé les effets de sa
clémence plutôt que de sa colère. Donc ce Dieu,
que nous voyons irrité aujourd'hui, il faut bien se dire que
c'est le même qui fut irrité dans le passé, avant
que le nom des chrétiens fût connu. - 12. Le genre
humain jouissait des bienfaits dont Dieu le comblait, avant qu'il
eût inventé des dieux : pourquoi donc ne comprend-il pas
que les calamités proviennent aussi de celui dont il n'a pas
compris que venaient les bienfaits? Celui qui lui demande compte est
celui qu'il a payé d'ingratitude.
13. Cependant, si nous comparons les
catastrophes d'autrefois à celles d'aujourd'hui, nous verrons
qu'il arrive des malheurs moins grands depuis que Dieu a donné
des chrétiens au monde. Depuis ce temps, en effet, la vertu a
balancé les iniquités du siècle, et il y a eu
des intercesseurs auprès de Dieu. - 14. Enfin, quand une
température estivale suspend les pluies de l'hiver et que la
récolte de l'année est menacée, que faites-vous?
Sans cesser de bien manger tous les jours, et toujours prêts
à manger, pendant que les bains, les cabarets, les lieux de
débauche sont en activité, vous décrétez
des sacrifices à Jupiter pour obtenir la pluie, vous
prescrivez au peuple des « nudipédales »; vous
cherchez le ciel au Capitole, vous attendez la pluie des plafonds de
vos temples et vous détournez vos regards de Dieu
lui-même et du ciel 1-15. Nous, au contraire,
exténués par les jeûnes, mortifiés par
toute espèce de continence, sevrés de toutes les
jouissances de la vie,
|p107 nous roulant
dans le cilice et sous la cendre, nous importunons le ciel par une
ardente prière; nous désarmons Dieu et, lorsque nous
avons arrache sa miséricorde, c'est Jupiter qu'on honore!
CHAPITRE
XLI
1. C'est donc vous qui êtes
à charge au monde, c'est vous qui toujours attirez les
calamités publiques, parce que vous rejetez Dieu pour adorer
des statues. Et en effet, on doit croire que celui-là s'irrite
qui est délaissé, plutôt que ceux qu'on honore.
Sinon, en vérité, vos dieux sont injustes au
suprême degré, si, à cause des chrétiens,
ils punissent même leurs adorateurs, qu'ils ne devraient pas
confondre avec les chrétiens coupables.
2. Nous pouvons, dites-vous,
rétorquer cet argument contre votre Dieu lui-même,
puisqu'il permet, lui aussi, que ses adorateurs souffrent à
cause des impies. Reconnaissez d'abord ses desseins, et vous ne
rétorquerez plus. - 3. Celui-là, en effet, qui fixa,
une fois pour toutes, le jugement éternel après la fin
du monde, ne précipite pas, avant la fin du monde, le triage
qui est la condition du jugement. Enattendant, il se montre
égal pour tous les hommes, dans ses faveurs ou ses rigueurs.
Il a voulu faire partager les biens par les impies, comme il a voulu
faire partager les maux par ses serviteurs, afin de faire
éprouver à tous, par une destinée semblable, et
sa douceur et sa sévérité. - 4. Instruits de ces
desseins par sa bouche, nous aimons sa bonté, nous redoutons
sa rigueur. Vous, au contraire, vous méprisez l'une et
l'autre. Il en résulte que pour nous les fléaux du
siècle, s'ils nous frappent, sont des avertissements, tandis
que, pour vous, ils sont des punitions venant de Dieu.
|p108
5. Au reste, nous ne souffrons en
aucune manière, d'abord et surtout parce que rien ne nous
importe en ce monde, si ce n'est d'en sortir au plus tôt;
ensuite, parce que, si quelque malheur nous frappe, c'est à
vos crimes qu'il faut l'attribuer. Cependant, si nous aussi, nousen ressentons parfois l'atteinte, par ce fait que nous formons
une même société avec vous, nous nous
réjouissons, reconnaissant l'accomplissement des divines
prophéties, qui affermissent notre confiance et la foi que
nous avons dans notre espérance. - 6. Si, au contraire, c'est
de ceux que vous adorez que les maux vous arrivent à cause de
nous, pourquoi continuez-vous à adorer des dieux si ingrats,
si injustes, qui devraient vous aider et vous protéger au
milieu de la douleur des chrétiens?
CHAPITRE
XLII
1. Mais nous sommes accusés
d'une autre injustice encore : on dit que nous sommes aussi des gens
inutiles aux affaires. Comment pourrions-nous l'être, nous qui
vivons avec vous, qui avons la même nourriture, le même
vêtement, le même genre de vie que vous, qui sommes
soumis aux mêmes nécessités de l'existence? Car
nous ne sommes ni des brahmanes, ni des gymnosophistes de l'Inde,
habitants des forêts et exilés de la
société. - 2.Nous nous souvenons que nous
devons de la reconnaissance à Dieu, notre Seigneur et notre
Créateur : nous ne repoussons aucun fruit de ses uvres.
Seulement nous nous gardons d'en user avec excès ou de
travers. C'est pourquoi, nous habitons avec vous en ce monde, sans
laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos
bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires
et les autres lieux où se traitent les affaires. - 3. Avec
vous encore, nous naviguons,
|p109 nous servons
comme soldats, nous travaillons la terre, enfin nous faisons le
commerce; nous échangeons avec vous le produit de nos arts et
de notre travail. Comment pouvons-nous paraître inutiles
à vos affaires, puisque nous vivons avec vous et de vous?
Vraiment, je ne le comprends pas.
4. Et si je ne fréquente pas
tes cérémonies, je n'en suis pas moins homme ce
jour-là. Je ne vais pas au bain dès l'aube, aux
Saturnales, pour ne pas perdre et la nuit et le jour; je prends un
bain pourtant, à une heure convenable et salubre, telle
qu'elle me conserve la chaleur du sang; après la mort, j'aurai
bien le temps d'être raide et pâle au sortir du bain. -
5. Je ne me mets pas à table dans la rue aux fêtes de
Liber, comme ont coutume de le faire les bestiaires prenant leur
repas suprême; cependant, quelque part que je dîne, on me
sert les mêmes mets qu'à toi. - 6. Je n'achète
pas de couronnes de fleurs, pour orner ma tête, et si
j'achète néanmoins des fleurs, que t'importe l'usage
que j'en fais? Je suis d'avis qu'il est plus agréable de les
laisser libres, non liées, flottant de tous
côtés. Et quand nous nous servons de fleurs
tressées en couronne, c'est avec le nez que nous respirons le
parfum de la couronne; quant à ceux qui sentent par les
cheveux, c'est leur affaire! - 7. Nous n'allons pas aux spectacles,
mais si j'ai envie de ce qu'on vend à ces réunions, je
me le procure de préférence dans les boutiques
où on le vend. Nous n'achetons pas d'encens, il est vrai; si
les Arabes s'en plaignent, que les Sabéens sachent qu'on
achète leurs marchandises en plus grande quantité et
plus cher pour ensevelir les chrétiens que pour enfumer les
dieux.
8. Il est sûr, dites-vous, que
les revenus des temples baissent chaque jour. Combien peu de gens
jettent encore des pièces dans les temples! - C'est que nous
ne pouvons suffire à aider à la fois les hommes et vos
dieux
|p110 qui mendient,
et nous croyons d'autre part ne devoir donner qu'à ceux qui
demandent. Eh bien! que Jupiter tende donc la main et il recevra,
puisque notre miséricorde dépense plus dans les rues
que votre piété dans les temples. - 9. Quant aux autres
impôts, ils n'ont qu'à se louer de nous autres
chrétiens, qui payons ce que nous devons aussi scrupuleusement
que nous nous abstenons de prendre le bien d'autrui; si bien que si
l'on faisait le compte de tout ce qui est perdu pour le trésor
public par le fait de vos fraudes et de la fausseté de vos
déclarations fiscales, le compte serait bientôt
équilibré, parce que la seule perte dont vous ayez
sujet de vous plaindre est bien compensée par le gain fait sur
les autres postes.
CHAPITRE
XLIII
1. Cependant j'avouerai qu'il existe
peut-être des gens qui peuvent, avec raison, se plaindre de
l'inutilité des chrétiens et je dirai quelles sont ces
gens. En premier lieu, ce seront les entremetteurs, les suborneurs,
les souteneurs, puis les assassins, les empoisonneurs, les magiciens
et aussi les haruspices, les diseurs de bonne aventure, les
astrologues. Ne rien faire gagner à ces gens-là est un
gain immense! - 2. Et cependant, quel que soit le préjudice
que notre secte cause à vos affaires, il peut être
compensé par quelque avantage. Quel cas faites-vous donc, je
ne dis plus des hommes qui chassent les démons de vos corps,
je ne dis plus de ceux qui pour vous, comme pour eux-mêmes,
offrent leurs prières au vrai Dieu, mais de qui vous ne pouvez
rien craindre?
|p111
CHAPITRE
XLIV
1. Mais, en vérité,
voici une perte aussi grande que réelle pour la
république et cependant personne n'y prête attention,
voici un tort fait à l'Etat et personne ne s'en soucie : c'est
qu'en nous tant de justes sont sacrifiés! c'est qu'en nous
tant d'innocents sont mis à mort! - 2. En effet, nous prenons
à témoin vos propres registres, vous qui, chaque jour,
présidez au jugement de tant de prisonniers, vous qui terminez
par vos arrêts de condamnation tant de procès!
Innombrables sont les criminels qui défilent devant vous, sous
les chefs d'accusation les plus variés : or, sur vos listes,
quel est l'assassin, quel est le coupeur de bourses, quel est le
sacrilège ou le suborneur ou le voleur de bains, qui soit en
même temps chrétien? Ou bien, parmi ceux qui vous sont
déférés sous l'accusation d'être
chrétiens, qui donc ressemble à ces criminels? - 3.
C'est des vôtres que toujours les prisons regorgent; c'est des
gémissements des vôtres que toujours les mines
retentissent; c'est des vôtres que toujours les bêtes du
cirque sont engraissées; c'est parmi les vôtres que les
organisateurs de spectacles recrutent les troupeaux de criminels
qu'ils nourrissent! Aucun chrétien ne se trouve là,
à moins qu'il ne soit que chrétien; ou bien, s'il est
coupable d'un autre crime, il n'est plus chrétien.
CHAPITRE
XLV
1. Seuls donc, nous sommes innocents! Qu'y a-t-il là d'étonnant, si c'est une
nécessité. Et en vérité, c'est une
nécessité. L'innocence, nous l'avons apprise de Dieu
lui-même : d'une part, nous la connaissons |p112
parfaitement,
révélée qu'elle est par un Maître parfait,
et, d'autre part, nous la gardons fidèlement, ordonnée
qu'elle est par un Juge que nul ne peut braver. - 2. Vous, au
contraire, c'est une autorité humaine qui vous a
enseigné l'innocence, c'est une puissance humaine qui vous l'a
imposée : voilà pourquoi votre discipline n'est ni
complète ni capable d'inspirer autant de crainte en ce qui
concerne la véritable innocence. Les lumières de
l'homme pour enseigner le bien ne valent pas plus que son
autorité pour l'exiger : il est aussi facile de tromper l'une
que de braver l'autre.- 3. Car enfin, quel est le commandement le
plus complet, de dire : « Tu ne tueras point », ou
d'enseigner: « Tu ne te mettras pas même en colère
»? Lequel est le plus parfait, ou de défendre
l'adultère ou d'interdire jusqu'à la solitaire
concupiscence des yeux?Lequel est le plus sage, d'interdire
les actions mauvaises ou même des paroles méchantes? de
ne pas permettre l'injustice ou de ne pas même autoriser les
représailles?- 4. Et sachez bien que celles-là
même de vos lois, qui paraissent vous conduire à la
vertu, sont empruntées à la loi divine, puisque cette
loi leur a servi d'archétype. Nous avons parlé plus
haut (19, 3) de l'ancienneté de Moïse.
5. Mais combien est faible
l'autorité des lois humaines, puisque l'homme réussit
souvent à y échapper en commettant ses délits
dans l'ombre, et mêmequelquefois à la braver,
quand il est entraîné au mal par la passion ou par la
nécessité! - 6. Considérez cette
autorité en regard de la brièveté du supplice
qu'elle inflige : quelque long qu'il soit, il ne se prolonge pas
au-delà de la mort. C'est pourquoi Épicure aussi fait
bon marché de tous les tourments et de toutes les douleurs, en
déclarant que, modérée, la douleur est facile
à braver, et que, grande, elle n'est jamais de longue
durée.
|p113 - 7. En
vérité, nous qui avons pour juge un Dieu qui scrute
toutes choses, et qui savons d'avance que le châtiment qu'il
inflige est éternel, naturellement, nous sommes les seuls qui
marchions dans la voie de l'innocence, à la fois à
cause de la plénitude de la sagesse divine, à cause de
la difficulté de nous cacher à ses yeux, à cause
de la grandeur de ce tourment qui n'est pas seulement long, mais
éternel, enfin parce que nous craignons Celui que devra
craindre l'homme même qui juge ceux qui le craignent, en un
mot, parce que nous craignons Dieu et non le proconsul.
CHAPITRE
XLVI
1. Nous avons tenu tête,
pensons-nous, à toutes les accusations formulées par
ceux qui réclament le sang des chrétiens 3.
Nous avons fait voir en quoi consiste notre religion et par quelles
preuves nous pouvons démontrer qu'elle est telle que nous
l'avons fait voir, en nous appuyant sur l'autorité et
l'antiquité des divines Ecritures 4, et puis sur
l'aveu des puissances spirituelles 5. Qui donc osera nous
réfuter, non pas par les artifices du langage, mais par des
arguments qui reposent, comme les nôtres, sur la
vérité?
2. Mais, si la vérité
de notre religion apparaît évidente à tous,
néanmoins l'incrédulité, bien que convaincue de
l'excellence de notre religion, qui lui est connue par
l'expérience et par les relations de la vie, se refuse
à y voir une révélation divine, mais la tient
pour une sorte de philosophie. Ce sont les mêmes vertus,
dit-elle, que les philosophes enseignent et professent, à
savoir |p114 l'innocence, la
justice, la patience, la modération, la chasteté. - 3.
Pourquoi donc, si l'on nous compare aux philosophes au point de vue
de la doctrine, pourquoi ne nous met-on pas sur le même pied
qu'eux au point de vue de la liberté et de l'impunité
de la doctrine? Ou bien encore, pourquoi les philosophes,
étant semblables à nous, ne sont-ils pas forcés
de remplir ces devoirs auxquels nous ne pouvons nous soustraire sans
danger pour la vie? - 4. Et, en effet, qui force un philosophe
à sacrifier, ou à jurer ou à mettre devant sa
maison, en plein midi, des lampes inutiles? Loin de là, ils
démolissent vos dieux publiquement, ils attaquent aussi les
superstitions publiques dans leurs écrits, et vous les louez!
La plupart même aboient contre les princes, et vous les
approuvez, vous les récompensez par des statues et des
traitements, bien loin de les condamner aux bêtes! - 5. Mais
cela est naturel : ils portent le surnom de « philosophes »
et non celui de « chrétiens ». Or, ce nom de
« philosophes » ne met pas les démons en
déroute. Que dis-je? les philosophes placent les démons
au second rang, immédiatement après lesdieux.
C'est Socrate qui disait : « Si mon démon le permet.
» Bien qu'il eût compris une partie de la
vérité en niant les dieux, c'est encore lui qui, sur le
point de mourir, ordonna cependant qu'on sacrifiât un coq
à Esculape, apparemment pour honorer Apollon, père de
ce dieu, parce qu'Apollon avait déclaré Socrate le plus
sage de tous les hommes. - 6. Qu'il est étourdi, cet Apollon!
Il a rendu témoignage de la sagesse d'un homme qui niait
l'existence des dieux! Autant la vérité est en butte
à la haine, autant celui qui la professe sincèrement,
se fait détester; au contraire, celui qui l'altère et
qui la simule conquiert par là-même la faveur des
persécuteurs de la vérité. 7. La
vérité, que les philosophes trompeurs et |p115
cor rupteurs simulent en ennemis,
et qu'ils corrompent en la simulant, parce qu'ils n'ont pas d'autre
but que la gloire, les chrétiens la recherchent par
nécessité et la professent dans son
intégrité, parce qu'ils ne songent qu'à leur
salut. - 8. Aussi, ni pour la science ni pour la discipline, on ne
peut pas, comme vous le pensez, nous mettre sur un pied
d'égalité. Qu'est-ce que Thalès, ce prince des
physiciens, a pu répondre de positif à Crésus,
qui l'interrogeait sur la divinité? Il éluda plusieurs
fois le délai qu'il avait demandé pour
réfléchir. - 9. Dieu, le dernier des artisans
chrétiens le connaît, le fait connaître aux
autres, et, par sa vie même, il affirme tout ce qui, pour les
philosophes, n'est qu'un objet de recherches sur Dieu. Libre à
Platon de déclarer qu'il n'est pas facile de connaître
l'architecte de l'univers, et que, quand on le connaît, il est
encore difficile de l'expliquer à tout le monde!
10. D'autre part, si on nous le
dispute pour la chasteté, je vous lis un extrait de la
sentence prononcée par les Athéniens contre Socrate :
il est condamné comme « corrupteur des jeunes gens
». Un chrétien ne change pas même de femme. Je
connais aussi la courtisane Phryné et ses relations avec le
philosophe Diogène; et je vois qu'un certain Speusippe, de
l'école de Platon, fut tué en flagrant délit
d'adultère. Un chrétien n'est homme que pour sa femme.
- 11. Démocrite, en se crevant les yeux, parce qu'il ne
pouvait voir une femme sans concupiscence, et parce qu'il souffrait,
si elle ne lui appartenait pas, avoue hautement son incontinence par
la peine qu'il s'inflige. Un chrétien, tout en conservant ses
yeux, ne voit pas les femmes; son âme est aveugle à
l'égard de la passion. - 12. Discutons-nous au sujet de la
modestie? Voici que Diogène, de ses pieds crottés,
foule les orgueilleux tapis de Platon, avec un autre orgueil. Un |p116
chrétien n'est pas
orgueilleux, même avec le pauvre. 13. Est-ce la
modération qui est en jeu? Voici Pythagore, qui aspire
à la tyrannie chez les Thuriens, et Zénon chez les
Priéniens. Un chrétien ne brigue pas même
l'édilité. - 14. Si le débat porte sur
l'égalité d'âme, Lycurgue voulut mourir de faim,
parce que les Laconiens avaient amendé ses lois. Un
chrétien rend grâces, même s'il est
condamné. Si je compare la bonne foi, Anaxagore nia un
dépôt fait par ses hôtes. Un chrétien est
«fidèle» même aux yeux de ceux qui ne sont pas
chrétiens. - 15. S'agit-il de la loyauté? Aristote fit
chasser honteusement son ami Hermias de la place qu'il occupait. Un
chrétien ne fait pas même tort à son ennemi. Le
même Aristote flatte honteusement Alexandre, qu'il aurait
dû gouverner plutôt, et non moins honteusement Platon est
vendu par Denys à cause de sa gourmandise. - 16. Aristippe,
vêtu de pourpre, sous le masque de la gravité,
mène une vie de débauches, et Hippias est tué,
tandis qu'il dresse des embûches à sa patrie. C'est une
chose qu'un chrétien n'a jamais tentée pour venger ses
frères décimés par toutes sortes
d'atrocités.
17. Mais on dira que, même
parmi les nôtres, il y en a qui s'écartent des
régies de la discipline. Sans doute, mais ils cessent
d'être regardés comme chrétiens parmi nous,
tandis que ces philosophes, après de telles actions,
continuent à jouir du nom et de l'honneur de sages. - 18.
Aussi bien, quelle ressemblance y a-t-il entre un philosophe et un
chrétien, entre un disciple de la Grèce et un disciple
du ciel, entre celui qui travaille pour la gloire et celui qui
travaille pour la vie, entre celui qui prononce de belles paroles et
celui qui accomplit de belles actions, entre celui qui édifie
et celui qui détruit, entre un ami et un ennemi de l'erreur,
entre un corrupteur de la vérité et celui qui la
maintient dans
|p117 sa
pureté et y conforme sa vie, enfin entre celui qui en est le
voleur et celui qui en est le gardien?
CHAPITRE
XLVII
1. La vérité, ou je me
trompe fort, est plus ancienne que tout le reste, et
l'antiquité de la divine Ecriture, que j'ai établie
plus haut, me vient à point ici, car elle vous fera admettre
plus facilement que l'Ecriture est un trésor où a
puisé toute la sagesse venue plus tard. Et si je ne voulais
mettre des bornes à l'étendue de ce volume, je
développerais aussi la preuve de cette assertion. - 2. Quel
est le poète, quel est le sophiste qui ne se soit pas
abreuvé du tout à la source des prophètes? C'est
donc là que les philosophes ont étanché la soif
de leur génie : ce qu'ils ont reçu de nos
enseignements, voilà ce qui les rapproche des
chrétiens. C'est aussi pour cela, j'imagine, que la
philosophie fut bannie par certains Etats, je veux dire par les
Thébains, par les Spartiates et par les Argiens. - 3. En
s'efforçant d'atteindre à nos vérités,
quand ces hommes, passionnés uniquement pour la gloire et pour
l'éloquence, comme je l'ai dit, ont rencontré dans nos
Livres saints quelque chose qui convenait à l'esprit curieux
de chacun d'eux, ils l'ont accommodé à leurs propres
systèmes; mais ils n'étaient pas assez
persuadés du caractère divin de nos Ecritures pour ne
pas les altérer, et ils ne les comprenaient pas assez, parce
qu'elles étaient alors encore un peu obscures, car elles
étaient voilées d'ombre pour les Juifs eux-mêmes,
dont elles paraissaient être la propriété. - 4.
En effet, plus la vérité était simple, plus
l'esprit subtil de ces hommes refusait d'y croire et chancelait, ce
qui fait qu'ils ont rendu incertain même ce qu'ils avaient
trouvé de certain.
|p118
5. Et en effet, ayant trouvé
Dieu, sans plus, ils ne se sont pas bornés à
l'enseigner tels qu'ils l'avaient trouvé, mais ils ont
disputé sur son essence, sur sa nature, sur sa demeure. - 6.
Les uns le prétendent incorporel, les autres corporel : tels
sont les Platoniciens et les Stoïciens. Les uns le disent
composé d'atomes, les autres de nombres : tels sont Epicure et
Pythagore. Suivant un autre encore, il est composé de feu :
c'est l'opinion d'Heraclite. Les Platoniciens le représentent
s'occupant de toutes choses; pour les Epicuriens, au contraire, il
est oisif et inoccupé, il n'existe pas, pour m'exprimer de la
sorte, pour les affaires humaines. - 7. Les Stoïciens
déclarent qu'il est placé hors du monde, qu'il fait
tourner cette masse gigantesque de l'extérieur, comme le
potier tourne sa roue; pour les Platoniciens, il réside
à l'intérieur du monde et, comme un pilote, il a son
siège dans la machine qu'il conduit. - 8. Ainsi encore, le
monde lui-même est-il né ou n'est-il pas né,
aura-t-il une fin ou existera-t-il toujours? Les opinions varient.
On varie de même encore sur la nature de l'âme, que les
uns prétendent divine et éternelle, les autres
dissoluble. Au gré de son sentiment personnel, chacun a
ajouté ou changé.
9. Et il ne faut pas s'étonner
que nos vieux livres (l'Ancien Testament) aient été
défigurés par les inventions des philosophes. En effet,
certains hommes, sortis de leur semence, ont dénaturé
par leurs opinions jusqu'à nos livres nouveaux (le Nouveau
Testament), pour les adapter aux systèmes philosophiques :
d'une seule route ils ont fait, en la divisant, une multitude de
sentiers détournés et inextricables. Ceci, je ne
l'insinue qu'en passant, de peur que la variété connue
des sectes chrétiennes ne fournisse un nouveau prétexte
de nous mettre sur le même pied que les philosophes, et de
conclure de cette variété à la
défaillance de la vérité.
|p119 - 10. Sans
retard, nous opposons une fin de non-recevoir à ces
falsificateurs sortis de nos rangs et nous leur disons que la seule
règle de la foi est celle qui vient du Christ, transmise par
ses propres disciples, auxquels il sera facile de prouver que tous
ces novateurs sont postérieurs.
11. Tout ce qu'on a
édifié contre la vérité a
été édifié au moyen de la
vérité elle-même et ce sont les esprits de
l'erreur qui ont produit cette émulation. Ce sont eux qui ont
préparé en secret les altérations de notre
salutaire doctrine; ce sont eux encore qui ont fait circuler
certaines fables, pour affaiblir par leur ressemblance la foi due
à la vérité, ou pour attirer la foi à
eux-mêmes. Leur but est de faire penser qu'il ne faut pas
croire les chrétiens, par la raison qu'il ne faut pas croire
non plus les poètes ni les philosophes; ou bien qu'il faut
croire plutôt les poètes et les philosophes, par la
raison qu'il ne faut pas croire les chrétiens.
12. Ainsi, on se moque de nous quand
nous prédisons le jugement de Dieu : en effet, les
poètes et les philosophes mettent aussi un tribunal aux
Enfers. Et si nous menaçons de la géhenne, qui est un
trésor de feu mystérieux et souterrain, destiné
au châtiment, on ricane de même : en effet, chez les
morts, il y a aussi un fleuve appelé Pyriphlégeton. -
13. Et si nous nommons le paradis, lieu d'un charme divin,
destiné à recevoir les âmes des justes, qu'une
sorte de mur formé par la fameuse zone de feu sépare de
la terre commune aux hommes, nous trouvons les Champs
Élysées en possession de la croyance
générale. Où, je vous prie, les philosophes et
les poètes ont-ils pris ces choses si semblables aux
nôtres? Nulle part ailleurs que dans nos mystères. - 14.
Or, s'ils les ont prises dans nos mystères, parce que ceux-ci
sont plus anciens, il en résulte que nos mystères sont
plus
|p120 véridiques
et plus croyables, puisque ce qui n'en est que la copie trouve
même créance. S'ils les ont prises dans leur
imagination, il en résultera que nos mystères seront la
copie de choses qui sont venues après eux, ce qui est
contraire à la nature, car jamais l'ombre n'existe avant le
corps et jamais la copie de la vérité ne
précède la vérité.
CHAPITRE
XLVIII
1. Poursuivons : si quelque
philosophe soutenait, comme Labérius le dit sur la foi de
Pythagore, qu'après la mort un mulet est changé en
homme, une fernme en vipère, et s'il faisait valoir tous les
arguments, avec toute la force de l'éloquence, pour
établir cette opinion, n'emporterait-il pas votre assentiment
et ne ferait-il pas entrer la foi dans votre esprit? D'aucuns se
persuaderaient même qu'il faut s'abstenir de la chair des
animaux, pour ne pas acheter par hasard au marché du buf
provenant de quelque aïeul! Mais, en vérité,
siun chrétien assure qu'un homme redeviendra un homme
et que Gaius redeviendra Gaius, à l'instant même, on
veut lui donner d'une vessie par le nez et le peuple le chasse je ne
dis pas à coups de poings, mais à coups de pierres!
2. S'il existe quelque motif
raisonnable de croire que les âmes humaines retourneront dans
des corps, pourquoi ne rentreraient-elles pas dans la même
substance, puisque « ressusciter » c'est « être
ce qu'on a été »? Dans votre croyance, elles ne
sont plus ce qu'elles ont été, car elles n'ont pu
devenir ce qu'elles n'étaient pas, sans cesser d'être ce
qu'elles étaient. - 3. Il faudrait rechercher, à
loisir, une foule de passages d'auteurs, si nous voulions nous amuser
à examiner en
|p121 quelle
bête chacun paraît devoir être changé. Mais
nous faisons plus pour notre défense en soutenant qu'il est
bien plus raisonnable de croire qu'un homme redeviendra un homme,
homme pour homme, et pas autre chose qu'un homme; enfin que
l'âme, gardant sa nature, reprendra la même condition,
sinon la même figure. - 4. Certes, puisque le motif de la
résurrection est le prononcé du jugement, il est
nécessaire que l'homme même qui a existé, soit
reproduit, pour recevoir de Dieu la récompense du bien et le
châtiment du mal. Et voilà pourquoi les corps seront
reconstitués, d'abord parce que l'âme seule ne peut rien
souffrir, sans une matière stable 6, à
savoir la chair, et puis parce que le traitement que les âmes
subiront en vertu du jugement n'a pas été
mérité par elles sans la chair, puisque c'est dans la
chair qu'elles ont tout fait.
5. Mais, dit-on, comment la
matière, une fois dissoute, peut-elle être reproduite?
O homme, jette les yeux sur toi-même et tu trouveras une raison
de croire. Demande-toi ce que tu étais avant d'exister? Rien,
assurément, car tu t'en souviendrais, si tu avais
été quelque chose. Toi donc, qui n'étais rien
avant d'exister, toi qui, de même, ne seras rien 7
quand tu auras cessé d'exister, pourquoi ne pourrais-tu pas
sortir du néant par la volonté de celui-là
même qui a voulu une première fois te faire sortir du
néant? - 6. Qu'y aura-t-il d'extraordinaire pour toi? Tu
n'étais pas et tu as été fait; quand tu ne
seras plus, tu seras fait encore. Explique, si tu le peux, comment tu
as été fait, et puis tu pourras me demander
comment tu seras fait. Et assurément, tu seras fait
plus facilement ce que tu as été une fois, puisqu'il
n'a pas été difficile de te faire ce que tu n'avais
jamais été auparavant.
|p122
7. Doutera-t-on peut-être de la
puissance de Dieu, qui a créé de rien ce corps
gigantesque du monde, non moins que s'il le tirait du vide et du
néant de la mort, qui l'a animé de ce souffle qui anime
ce qui vit et en a fait, pour vous servir de témoignage, un
expressif symbole de la résurrection des corps? - 8. Tous les
jours, la 1umière s'éteint et brille de nouveau; de
même, les ténèbres s'en vont et reviennent; les
astres meurent et reprennent vie; les saisons finissent et
recommencent; les fruits passent et renaissent; et certes, les
semences doivent se corrompre et se dissoudre pour repousser avec une
fécondité nouvelle : toutes choses se conservent par
leur destruction même, tout renaît par la mort. - 9. Et
toi, homme, dont le nom est si grand, si tu savais ce que tu es,
quand tu ne l'aurais appris que par l'inscription de la Pythie, toi,
le maître de toutes les choses qui meurent et qui renaissent,
mourras-tu pour périr à jamais? En quelque lieu que ton
corps soit dissous, quelle que soit la matière qui le
détruise, qui l'engloutisse, qui l'anéantisse, qui le
réduise à rien, elle le rendra! Le néant
lui-même obéit à Celui à qui tout obéit.
10. Faudra-t-il donc, dites-vous,
toujours mourir et toujours renaître? Si le maître de
toutes choses l'avait ainsi décidé, tu subirais bon
gré mal gré la loi de ta condition. Mais de fait il n'a
décidé rien d'autre que ce qu'il a prédit. - 11.
Cette même sagesse, qui a formé, l'universalité
des choses, au moyen de la diversité des
éléments, de telle sorte, qu'en toutes choses,
malgré leur unité, sont réunies des substances
contraires, le plein et le vide, ce qui est animé et ce qui
est inanimé, le saisissable et l'insaisissable, la
lumière et les ténèbres, la vie même et la
mort, cette même sagesse a également uni dans
l'éternité deux périodes distinctes : la
première, celle où nous vivons depuis l'origine du |p123
monde, s'écoule et finira
n'ayant qu'une durée limitée; l'autre, que nous
attendons, se prolongera jusqu'à l'infinie
éternité.
12. Lorsque donc seront
arrivés le terme et cette limite qui sépare les deux
périodes, quand le monde lui-même, également
borné dans le temps, aura perdu cet aspect qui, à la
manière d'un rideau de théâtre, voile
l'éternité établie par Dieu, alors tout le genre
humain ressuscitera pour régler le compte du bien ou du mal
fait en cette vie, et pour être récompensé ou
puni, à partir de ce moment jusqu'à
l'éternité immense, qui n'aura pas de fin. - 13. Alors
donc, plus de mort, plus de résurrections successives! Mais
nous serons ce que nous sommes maintenant, et nous ne changerons plus
: les adorateurs de Dieu seront unis à Dieu pour toujours,
revêtus de la substance propre de l'immortalité; les
impies, au contraire, et ceux qui ne sont pas irréprochables
aux yeux de Dieu, subiront la peine d'un feu également
éternel, possédant, grâce à la nature
particulière de ce feu, une incorruptibilité
procurée, cela s'entend, par Dieu.
14. Les philosophes même
connaissent la différence d'un feu mystérieux d'avec le
feu ordinaire. Ainsi, autre est le feu qui sert à l'usage des
hommes, autre celui qui sert à l'exécution du jugement
de Dieu, ce feu qui tantôt lance la foudre du haut du ciel,
tantôt est vomi du sein de la terre à travers le sommet
des montagnes : en effet, il ne consume pas ce qu'il brûle,
mais il répare à mesure qu'il détruit. - 15.
Aussi bien, les montagnes toujours ardentes subsistent et l'homme
frappé de la foudre est indemne, au point que désormais
aucun feu ne peut le réduire en cendres. Voici un
témoignage de ce feu éternel, voici une image de ce
jugement qui ne finira pas et qui entretient pour ainsi dire le
châtiment : les montagnes brûlent et elles |p124
durent pourtant! En sera-t-il
autrement des coupables, des ennemis de Dieu?
CHAPITRE
XLIX
1. Voilà les croyances que
chez nous seuls on traite de « préjugés».
Chez les philosophes et les poètes, ce sont des
conquêtes d'une science sublime et d'un génie
supérieur. Ils sont « sages » et nous sommes
« ineptes ». A eux les honneurs, à nous la
moquerie, non, plus que cela, le châtiment! - 2. Mais soit,
supposons que ces croyances que nous défendons ne soient que
faussetés et qu'on les traite avec raison de «
préjugés » : elles sont pourtant
nécessaires; qu'elles soient ineptes, elles sont pourtant
utiles. En effet, ceux qui les admettent sont forcés de
devenir meilleurs, par crainte d'un éternel supplice et par
l'espérance d'un éternel bonheur. Il n'est donc pas bon
de traiter de faussetés et d'inepties ce qu'il est bon de
regarder comme vrai. Il n'est permis, à aucun titre, de
condamner ce qui ne produit que du bien. - 3. C'est donc chez vous
qu'il y a un préjugé, celui-là
précisément qui condamne des choses utiles; en
conséquence, ces croyances ne peuvent pas être ineptes.
En tout cas, même si elles sont fausses et ineptes, elles ne
sont nuisibles pour personne. Car elles sont semblables à
beaucoup d'autres croyances, contre lesquelles vous ne
décrétez aucun châtiment, croyances vaines et
fabuleuses, que personne n'accuse et ne punit, parce qu'elles sont
inoffensives. - 4. Et en effet, quand il s'agit de pareilles choses,
si tant est qu'il faille les condamner, c'est au ridicule qu'il faut
les condamner, et non au glaive, au feu, à la croix et aux
bêtes. C'est là une cruauté inique, qui ne
remplit pas seulement de joie et d'arrogance cette aveugle populace,
mais dont se vantent certains d'entre vous, qui |p125
cherchent à gagner par
cette iniquité la faveur populaire. 5. Comme si tout le
pouvoir que vous avez sur nous ne dépendait pas
entièrement de nous-mêmes! Certes, je ne suis
chrétien que si je le veux. Donc, tu ne me condamneras que si
je veux être condamné. Puisque donc tu ne peux ce que tu
peux contre moi, qu'autant que je le veuille, ce que tu peux
dépend donc de ma volonté, et non de ta puissance. Elle
est donc bien vaine, la joie que la populace éprouve de nous
voir persécutés. - 6. C'est donc notre joie qu'elle
revendique pour elle, puisque nous aimons mieux être
condamnés que d'être infidèles à Dieu. Au
contraire, ceux qui nous haïssent auraient dû s'affliger
au lieu de se réjouir, puisque nous avons obtenu ce que nous
avions choisi.
CHAPITRE
L
1. « Pourquoi donc vous
plaindre, direz-vous, de ce que nous vous persécutons, puisque
vous voulez souffrir? Vous devriez, au contraire, aimer ceux
par qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir. » -
Sans doute, nous voulons souffrir, mais comme le soldat veut la
guerre. Il n'est certes personne qui aime la guerre, à cause
des alarmes et des périls qu'il faut subir. - 2. Et pourtant
on combat de toutes ses forces et, une fois vainqueur dans le combat,
le soldat qui se plaignait du combat, se réjouit, parce qu'il
obtient à la fois la gloire et le butin. Notre combat à
nous, c'est d'être traduits devant les tribunaux, afin d'y
lutter, au péril de notre tête, pour la
vérité. Or, c'est remporter la victoire que d'atteindre
le but pour lequel on lutte. Et cette victoire a un double
résultat : la gloire de plaire à Dieu, et le butin qui
consiste dans la vie éternelle.
3. Mais nous succombons! - Oui,
certes, mais après avoir obtenu ce que nous voulions. Donc,
nous sommes
|p126 vainqueurs,
quand nous mourons, et nous échappons, quand nous succombons!
Appelez-nous maintenant, si vous voulez, des « gens de sarments
» et des « gens de poteaux », parce que vous nous
attachez à des poteaux et que vous nous entourez de sarments
pour nous brûler! Voilà notre attitude dans la victoire,
voila notre tunique palmée, voilà le char sur lequel
nous triomphons! - 4. Il est donc naturel que nous ne plaisions pas
aux vaincus, et voilà pourquoi ils nous qualifient de «
désespérés et de fous furieux ».Cependant se livrer à ce désespoir et à
cette fureur, quand la gloire et la renommée sont en jeu,
c'est à vos yeux lever l'étendard du
courage.
5. Mucius Scévola laissa
volontairement sa main droite sur l'autel : quelle âme sublime! Empédocle se livra tout entier aux feux de l'Etna
près de Catane : quelle force d'âme! Une certaine
fondatrice de Cartilage échappe à un second mariage
grâce au bûcher : quelle glorification de la
chasteté! - 6. Régulus, ne voulant pas à lui
seul sauver la vie d'une multitude d'ennemis, endure dans tout son
corps le supplice de la croix : quel héros, vainqueur jusque
dans la captivité! Anaxarque, tandis qu'on le broyait, pour le
faire mourir, par un pilon à orge, disait : « Broie,
broie l'enveloppe d'Anaxarque, car pour Anaxarque, ce n'est pas lui
que tu broies. » Quelle grandeur d'âme chez ce philosophe,
qui plaisantait au moment même où il subissait une
pareille mort! - 7. Laissons de côté ceux qui ont cru
s'assurer la gloire en se perçant de leur propre
épée, ou par un autre genre de mort plus doux. J'en
viens à ceux dont vous couronnez la constance dans la lutte
contre les tourments. - 8. Une courtisane d'Athènes,
après avoir lassé son bourreau, se coupa la langue avec
les dents et la cracha à la face du tyran cruel, pour cracher
ainsi sa voix et pour ne pas pouvoir dénoncer les
conjurés,
|p127 quand
même, vaincue par la douleur, elle l'aurait voulu. - 9.
Zénon d'Elée, interrogé par Denys sur ce que
pouvait donner la philosophie, répondit : « Le
mépris de la mort », et, impassible sous les verges du
tyran, il scella sa réponse do son sang, jusqu'à la
mort. On le sait, la flagellation des jeunes
Lacédémoniens, rendue plus cruelle par la
présence et les exhortations de leurs proches, vaut à
la maison de chacun une gloire d'autant plus grande qu'elle a fait
couler plus de sang.
10. O gloire légitime, parce
qu'humaine! On ne l'impute ni à un préjugé
furieux, ni à une croyance désespérée,
malgré son mépris de la mort et des atrocités de
tout genre. Pour la patrie, pour le territoire, pour l'empire, pour
l'amitié, il est. permis de souffrir ce qu'il est
défendu de souffrir pour Dieu! - 11. En l'honneur de tous
ceux-là vous fondez des statues de bronze, vous dédiez
des portraits, vous gravez des inscriptions pour les immortaliser!
Vous donnez vous-mêmes à ces morts, autant que les
monuments vous permettent de le faire, naturellement, une sorte de
résurrection! Et celui qui espère de Dieu la
résurrection véritable, s'il souffre pour Dieu, est un
insensé!
12. Mais courage, bons gouverneurs,
qui devenez beaucoup meilleurs aux yeux du peuple, si vous lui
immolez des chrétiens, tourmentez-nous, torturez-nous,
condamnez-nous, broyez-nous! C'est une preuve de notre innocence que
votre iniquité! Et voilà pourquoi Dieu supporte que
nous supportions ces tribulations. Car naguère encore, en
condamnant une chrétienne à la maison de
débauche plutôt qu'au lion 8, vous avez
reconnu que la perte de la pudeur est regardée chez nous comme
un mal plus atroce que toute espèce de châtiment et que
toute espèce de mort. - 13. Mais elles |p128
ne servent à rien, vos
cruautés les plus raffinées. Elles sont plutôt un
attrait pour notre secte. Nous devenons plus nombreux, chaque fois
que vous nous moissonnez : le sang des chrétiens est une
semence.
14. Il y en a beaucoup chez vous qui
exhortent à supporter la douleur et la mort : par exemple,
Cicéron dans ses Tusculanes,Sénèque dans ses Choses fortuites,
Diogène, Pyrrhon, Callinicus. Et pourtant leurs paroles ne
trouvent pas autant de disciples que les chrétiens qui
enseignent par leurs actions. - 15. Cette « obstination »
même, que vous nous reprochez, est une leçon. Qui, en
effet, à ce spectacle, ne se sent pas ébranlé et
ne cherche pas ce qu'il y a au fond de ce mystère? Qui donc
l'a cherché sans se joindre à nous? Qui s'est joint
à nous sans aspirer à souffrir pour acheter la
plénitude de la grâce divine, pour obtenir de Dieu un
pardon complet au prix de son sang? - 16. Car il n'est pas de faute
qui ne soit pardonnée au martyre. Et voilà pourquoi
nous vous rendons grâces, à l'instant, pour vos
sentences. Telle est la contradiction entre les choses divines et les
choses humaines : quand vous nous condamnez, Dieu nous
absout.